La deuxième vie de l’écran d’épingles

"Dans l'obscurité de mon studio, l'écran d'épingles se révèle, tel un trésor que l'on découvre dans une caverne, éclairé d'un rayon de lumière. Celle-ci est puissante et chaude, comme un soleil d'été. Elle ne touche qu'une seule surface, celle de l'écran. On y voit un dessin, celui que j'ai laissé la veille. Il irradie dans la pièce sombre. Les blancs sont chauds, les noirs profonds, et les gris des valeurs médianes se déclinent à l'infini."

Ces quelques phrases de la réalisatrice québécoise Michèle Lemieux (1) résument à merveille l'étrange relation qui semble se nouer entre l'écran d'épingles et les artistes qui ont l'opportunité de l'approcher. Magique, voire mystique, selon certains de ses utilisateurs, ce "Stradivarius de l'animation", pour reprendre les mots de Michael Dudok de Wit (La Tortue rouge), ne se résume pas simplement à une technique d'animation. Il s'agirait plutôt d'un "corps" dont la présence, charnelle, quasi-organique, hante les esprits de ceux qui l’utilisent comme de ceux qui veillent à sa conservation.

Inventé dans les années 1930 par le graveur Alexandre Alexeïeff et sa future épouse, Claire Parker, l'écran d'épingles se compose d'un cadre dans lequel une trame de pointes disposées en quinconce traverse une surface blanche et, qui éclairées obliquement, donnent naissance à autant d’ombres portées plus ou moins longues selon la saillie des épingles sur cette surface. A l'aide de divers instruments, l'artiste pousse, plus ou moins profondément, une partie de ces épingles pour former un dessin grâce à leur ombre portée sur la toile. De ce travail d’orfèvre naissent des images à l’atmosphère souvent inquiète ou onirique, qu’il faudra ensuite photographier avec la camera, puis modifier légèrement, avant de prendre une nouvelle photo et ainsi de suite pour, in fine, obtenir une animation.
 



L'écran d'épingles d'Alexandre Alexeïeff et de Claire Parker © CNC (vidéo muette)


Conservation et transmission

Cette "œuvre d'art en soi" (Michèle Lemieux) aussi rare que précieuse, aurait pu disparaître. Il n’en existe, aujourd’hui, que deux modèles en activité dans le monde. L’un, au Canada, utilisé à l’ONF. L’autre, en France, au CNC. Celui-ci, appelé l’Epinette (270.000 épingles), fait partie du fonds Alexeïeff / Parker, et illustre la politique de collecte et de conservation du Centre. « Depuis 1969, la Direction du patrimoine s’était fixé pour objectif de réunir des collections les plus complètes possible, et pour cela démarchait des personnalités du cinéma qui pourraient souhaiter déposer les leurs au CNC, précisent Jean-Baptiste Garnero et Sophie Le Tétour, chargés d’études pour la valorisation des collections à la direction du patrimoine cinématographique. Cela a été le cas pour le couple Alexeïeff/Parker qui, dès 1975, a fait un premier dépôt pour que leur matériel ne soit pas dispersé ».



L’Epinette, fonds Alexeïeff / Parker CNC




L’Epinette et ses outils, fonds Alexeïeff / Parker CNC


A la mort d’Alexeïeff, la fille du réalisateur permet au Centre d’enrichir la collection avec sa bibliothèque, ses archives, des photos, des films et la totalité des appareils et accessoires de leur atelier, dont notamment les deux premiers écrans d’épingles. Plusieurs autres seront ensuite collectés, restaurés et valorisés avec une grande partie du fonds (expositions, ouvrage, DVD…). En 2012, le CNC entreprend une démarche nouvelle dans l’histoire du fonds avec l’acquisition du dernier écran d’épingles du couple, l’Epinette, dont Michèle Lemieux assurera la remise en fonction entre 2012 et 2014 : l’objectif de conservation évolue alors vers une volonté de transmission.

L’idée ? « Il fallait à tout prix que cet écran fonctionne, car nous avions déjà des modèles d’exposition, poursuit Jean-Baptiste Garnero. Notre but était clair : relocaliser cette technique d’animation en France, alors qu’elle n’était utilisée, à ce moment-là, qu’au Canada. » Or pour remettre cet outil en production, transmettre ce savoir-faire était impératif. Un premier atelier de formation, encadré par Michèle Lemieux, a ainsi été mis en place en 2015 à Annecy, conjointement à l’exposition « Alexeïeff/Parker, montreurs d’ombres » coproduite par le Musée-Château d’Annecy et le CNC. Huit artistes ont ainsi été sélectionnés et initiés pendant trois jours à cette technique  : Clémence Bouchereau, Céline Devaux, Pierre-Luc Granjon, Florentine Grelier, Nicolas Liguori, Cerise Lopez, Florence Miailhe et Justine Vuylsteker. Frustrant car trop court, cet atelier donnera ensuite lieu quelques mois plus tard à une résidence de recherche et de développement organisée par le CNC sur son site de Bois d’Arcy, avec les mêmes participants, répondant tous présent.

L’outil nourrit et intègre le travail des participants. Céline Devaux utilisera l’écran d’épingles pour plusieurs séquences de son film Gros Chagrin, primé à la Mostra de Venise 2017 (meilleur court métrage). Le prochain court de Justine Vuylsteker, Etreintes, sera par ailleurs entièrement conçu avec l’écran d’épingles. Le CNC encourage désormais les autres réalisateurs qui ont participé à cette résidence à développer des projets employant cette technique.
 
 



Gros Chagrin de Céline Devaux - Making-of.
Avec l’aimable autorisation de Sacrebleu Productions et d’ARTE France

Voir le court métrage "Gros chagrin" de Céline Devaux en intégralité
 

(1) Alexeïeff / Parker, montreurs d'ombres, Les Editions de l'oeil, 2015