Disparition de Laurent Cantet

Une image. Plusieurs même. Les dernières du premier film de Laurent Cantet, Tous à la manif, un court métrage de 1994. Un film qui avait immédiatement valu au cinéaste, décédé le 25 avril à l’âge de 63 ans, une reconnaissance critique actée par un prix Jean-Vigo. On y voit Serge, jeune garçon de café, observer une bande de lycéens pleins d’entrain quitter le bistro avec leurs pancartes vers une manifestation. Serge les regarde calmement avant de rejoindre son père à l’intérieur de l’établissement et l’aider à nettoyer ce que le groupe a laissé sur les tables. Pas un mot n’est échangé entre eux. Par ce silence qui rompt avec un film particulièrement volubile jusque-là, Cantet exprimait de manière sensible un bouleversement intérieur. On sait, du moins le pressent-on, que Serge va changer d’horizon. Lui aussi, fils de commerçant jusqu’ici docile, partira bientôt avec celles et ceux de son âge pour changer le monde.

Des Serge, le cinéma de Laurent Cantet en sera dès lors peuplé, hommes ou femmes, cherchant à convertir cette promesse originelle en action. La tension de cette œuvre, auréolée en 2008 d’une Palme d’or pour Entre les murs, réside précisément là, dans cet espace d’engagement qui nécessite de faire un pas vers les autres pour enfin se sentir fort à plusieurs. La notion de solidarité chez Cantet n’était pas un vain mot. Membre du Collectif 50/50 pour l’égalité hommes-femmes et une plus grande diversité dans l’industrie du cinéma et de l’audiovisuel, il menait différentes actions d’éducation aux images notamment auprès de l’association L’Archipel des Lucioles depuis 2017. Ce désir de transmission et de découverte se vérifiait également par sa collaboration au 1er collège de l’avance avant réalisation du CNC en 2017, ou encore par la création de LaCinetek en 2014, aidé de ses complices Pascale Ferran et Cédric Klapisch. Cette plateforme éditorialisée par des réalisateurs et des réalisatrices du monde entier reste un lieu de partage cinéphile généreux et essentiel.

Dans le livre que lui consacraient Marilou Duponchel et Quentin Mével, Laurent Cantet, le sens du collectif (Playlist Society), les auteurs relevaient justement ces questionnements à la fin de Ressources humaines (2000), le premier long métrage pour le cinéma du réalisateur : « Et toi, quand est-ce que tu pars ? Elle est où ta place ? » Ressources humaines reprenait, du moins dans son contour affectif et psychologique, le même schéma narratif que Tous à la manif. Un fils et son père, liés par le travail et un respect commun. Franck, incarné ici par Jalil Lespert – déjà repéré dans le deuxième court de Cantet, Jeux de plage (1995) –, est le fils d’un ouvrier qui intègre l’usine où travaille son père pour un stage à la DRH. Il va bientôt s’apercevoir qu’un vaste plan de licenciement, dont il pourrait bien être le complice, est en cours. Franck se retrouve face à ses responsabilités, son courage et sa morale, qui décideront de son avenir. « Et toi, quand est-ce que tu pars ? », demande le protagoniste à un ouvrier et plus sûrement à lui-même. Partir, c’est refuser de céder aux injustices. S’incarner ailleurs.

Travail collectif

Laurent Cantet, fils d’instituteurs dans les Deux-Sèvres versés dans le militantisme, a reçu en partage la vérité du combat. Le cinéma est d’ailleurs intimement lié à cette idée d’engagement, Cantet étant initié dès son plus jeune âge à la pellicule, grâce au ciné-club organisé par ses parents dans la petite commune où ils résident alors. Lors d’un entretien accordé à Laure Adler sur France Cultureen 2013, il se souvenait de l’enfant qu’il était, s’introduisant en cachette dans la salle pour découvrir, horrifié, les images de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. Dès lors, pouvait s’imprimer la conscience puis la conviction profonde que faire des films ne pourrait être en aucun cas un geste anodin. Laurent Cantet fera d’abord de la photographie, obtiendra une maîtrise d’audiovisuel à l’université de Marseille avant de passer l’examen de l’Idhec à Paris. Reçu dans la prestigieuse école, il voit des films bien sûr, apprend à les regarder, à en faire, mais aussi à ressentir les bienfaits du collectif. Sur les bancs de l’Idhec, il rencontre ceux qui resteront ses amis et ses partenaires dans le travail : Gilles Marchand, Dominik Moll, Thomas Bardinet, Robin Campillo ou encore Vincent Dietschy. Tous devenus cinéastes. « Même si nos films sont très différents, nous avons une admiration mutuelle qui nous pousse à demander l’avis des autres (…) Je ne fais pas un montage sans qu’ils ne viennent à plusieurs projections, donnent un avis, un point de vue sur telle ou telle scène. Les scénarios circulent aussi. C’est un fonctionnement que nous avons conservé et auquel nous tenons. », confiait-il dans L’Avant-scène cinéma en 2017.

Vers l’inconnu

Groupe mais aussi résistance. Le cinéma de Laurent Cantet incarne ces deux notions. Qu’il s’agisse du milieu de l’entreprise (Ressources humaines), de la cellule familiale (L’Emploi du temps), d’une salle de classe ou d’écriture (Entre les murs, L’Atelier), d’un gang (Foxfire) ou encore d’un cercle de proches désillusionnés (Retour à Ithaque), l’humanité agit par frottements, elle répond à une mécanique des fluides engendrée par une interaction désirée. Au moment de la sortie d’Entre les murs, adaptation d’un livre de François Bégaudeau, Laurent Cantet expliquait à la revue Contretemps : « Ce microcosme décrit plus largement l’ensemble de la société, avec ses rapports de force et cette complexité qui fait qu’on passe son temps à chercher ce qu’on y fait. La classe contient en miniature toutes les questions de fond de la société, par rapport au savoir, au pouvoir, à l’intégration de l’individu dans le groupe, celui des intimes ou celui du groupe social dans son ensemble. »
Laurent Cantet nous a pourtant laissés avec un héros, solitaire, perdu, mis à l’écart d’un milieu social élitiste qu’il avait durement réussi à intégrer. Arthur Rambo (2021), son dernier film, inspiré de l’affaire Mehdi Meklat, du nom d’un jeune écrivain à succès soudain discrédité après la révélation de propos haineux, décrit une plongée sombre vers les abîmes d’un monde moderne violent qui reprend aussi vite qu’il a donné. Le transfert de classe n’a pas marché. Arthur a soudain perdu cette place que tous les héros de Cantet recherchent. Arthur, c’est peut-être Serge, le garçon de café de Tous à la manif qui se serait finalement brûlé les ailes, c’est aussi François, le prof de français d’Entre les murs pétri de doute en bout de course. C’est encore Maddy, de Foxfire, obligée de rentrer dans le rang après avoir connu une vie rebelle en bande organisée… Ce cinéma-là n’assène aucune morale, ne donne aucun conseil, il s’interroge sur le sens de nos actes et la façon dont la société les met à l’épreuve. Pas de pessimisme ici ni d’optimisme béat, Laurent Cantet croyait avant tout à cette idée d’expérience, de celle qui peut changer le cours d’une vie. À la fin de ses films, les portes restaient toujours ouvertes vers l’inconnu.