Germaine Dulac, passeuse de l’histoire du cinéma

Germaine Dulac, passeuse de l’histoire du cinéma

06 janvier 2020
Cinéma
Germaine Dulac
Germaine Dulac Light Cone - DR.

Réalisatrice, productrice, enseignante et théoricienne du cinéma, Germaine Dulac est une pionnière, une figure clé du cinéma muet méconnue du grand public. Une injustice qui pourrait être réparée après la première publication de son ouvrage Qu’est-ce que le cinéma ? aux éditions Light Cone, près de 75 ans après sa conception. Clément Lafite, archiviste et passionné du cinéma de Dulac, a supervisé la sortie de cet ouvrage. Il revient sur cette réflexion esthétique essentielle.


C’est la première fois que Qu’est-ce que le cinéma ? est publié, malgré l’existence du manuscrit depuis plus de 70 ans. Pourquoi n’avait-il pas été édité plus tôt et pourquoi le faire maintenant ?

C’est un livre que Germaine Dulac a porté tout au long de sa carrière mais qu’elle n’a jamais pu terminer, notamment en raison d’une longue maladie qui provoquera son décès en 1942. D’après son testament trouvé dans les archives de Light Cone, elle avait chargé son assistante et compagne, Marie-Anne Colson-Malleville, de finir ce projet après sa mort. Cette dernière a terminé le manuscrit, probablement après-guerre, mais depuis, plus rien. Ce livre était pourtant connu des chercheurs pendant des années puisqu’il y avait une copie du manuscrit dans les archives de la Cinémathèque française. Mais cette copie était incomplète, ce qui rendait toute publication impossible. Je travaillais à l’époque sur la restauration d’un de ses films et c’est en faisant l’inventaire et en identifiant le matériel que Light Cone avait reçu de la part de son assistante/compagne que j’ai retrouvé les carnets de brouillons contenant le manuscrit de Qu’est-ce que le cinéma ?.

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Vous avez codirigé la publication de ce livre avec une universitaire américaine, Tami Williams. Comment s’est déroulé le processus d’édition ?

Tami Williams a travaillé une vingtaine d’années sur Germaine Dulac et a beaucoup contribué à sa reconnaissance. Elle reste malgré tout une figure du cinéma largement oubliée après-guerre et notre objectif était de resituer son importance dans l’histoire du septième art. On a fait le choix de conserver le texte en l’état, y compris certaines erreurs, comme des passages où elle attribue certains films aux frères Lumière alors qu’ils ont été tournés par Méliès. C’est compliqué de publier un livre qui aurait dû l’être il y a plusieurs décennies. Nous avons donc voulu le faire de manière assez sobre, sans trop d’annotations, pour avoir une première édition qui puisse être réutilisée et commentée par des historiens futurs. On a également souhaité que ce soit un objet simple qui puisse intéresser les passionnés de cinéma – surtout aujourd’hui où l’on se rend compte que l’histoire du cinéma a été essentiellement écrite et racontée par des hommes. On réalise que beaucoup de femmes avaient non seulement contribué à la naissance de cet art, mais aussi à sa théorisation.

Comment s’inscrit la sortie de ce livre dans le débat sur le féminisme et la remise en cause de l’accaparement de l’histoire du cinéma par des théoriciens et des critiques majoritairement masculins ?

Il faut rester prudent sur la question féministe, dans la mesure où elle est très peu abordée par Dulac elle-même. Elle interroge surtout la dichotomie du cinéma entre art et industrie, et questionne le cinéma expérimental. Elle ne parle pas directement de la place de la femme dans le monde du cinéma mais elle reste une icône car elle a su s’imposer dans un milieu d’hommes comme une figure majeure. Elle était respectée par ses pairs comme Abel Gance ou Marcel L’Herbier. On doit pour autant remarquer que Germaine Dulac est très étudiée aux Etats-Unis et pas seulement pour son cinéma. On enseigne son histoire dans les Gender Studies (les études de genre ndlr) puisqu’elle est considérée comme étant une pionnière du féminisme dans le monde des arts. Elle a aussi été à la tête du plus grand syndicat des travailleurs du film et a largement contribué à la création de la Cinémathèque, ainsi qu’à un projet national d’archivage cinématographique.

D’autres réalisatrices majeures de la première partie du XXème siècle ont-elles été oubliées au fil de l’Histoire ?

Alice Guy-Blaché est l’une des cinéastes essentielles dont on redécouvre le travail prolifique. Dès la fin du XIXe siècle, elle a été l’une des première employées de Gaumont à faire du cinéma. Sa première réalisation date de 1898 et elle a tourné plus d’un millier de films, même si beaucoup ont été perdus. Plus proche de Dulac, il y avait Musidora, surtout connue comme actrice dans les feuilletons de Louis Feuillade, mais également réalisatrice. Elle était aussi l’une des premières archivistes de la Cinémathèque française et on lui doit la conservation de nombreux trésors du cinéma, notamment des films de Germaine Dulac, puisque c’était elle qui avait collecté le dépôt d’archives de sa compagne. La Cinémathèque rend d’ailleurs hommage à Musidora en lui accordant une rétrospective ces jours-ci.

Germaine Dulac avait théorisé la notion de cinéma absolu. Que signifiait cette expression et quelle était sa vision du cinéma ?

Dulac voulait voir cet art exister par ses propres moyens, selon ses propres codes. Elle cherchait à utiliser le cinéma à travers les techniques qu’il supposait (mouvement, lumière, rythme…) et à explorer toutes ses possibilités, comme ont pu le faire Man Ray ou Fernand Léger. Dans un de ses courts métrages expérimentaux (Disque 957), elle tente d’illustrer une musique de Debussy par les représentations visuelles que seul le cinéma peut offrir. Paradoxalement elle a aussi beaucoup tourné de films commerciaux et des feuilletons. Ce qui est intéressant avec Dulac, c’est son ambiguïté entre la critique du cinéma commercial et le fait d’en avoir été un des purs produits au début de sa carrière.