La cinéaste Kaouther Ben Hania raconte « Les Filles d’Olfa »

La cinéaste Kaouther Ben Hania raconte « Les Filles d’Olfa »

04 avril 2024
Cinéma
« Les Filles d’Olfa » de Kaouther Ben Hania.
« Les Filles d’Olfa » de Kaouther Ben Hania Jour2Fête

Retour sur la genèse de ce long métrage hybride où documentaire et fiction ne font qu’un. Inspirée par des faits réels, cette coproduction française signée par la réalisatrice, prix Alice Guy 2024, a été auréolée du César du documentaire cette même année ainsi que de l’Œil d’or au Festival de Cannes 2023, une récompense qui sacre le meilleur documentaire toutes sections confondues. 


En 2016, la Tunisienne Olfa Hamrouni prend la parole dans les médias afin de rendre publique la disparition de ses deux filles aînées, encore adolescentes, parties rejoindre Daech en Libye. C’est précisément lors d’une émission radio consacrée à l’affaire que Kaouther Ben Hania, la réalisatrice tunisienne de La Belle et la Meute (2017), entend parler d’Olfa pour la première fois. « Je suis tout de suite interpellée par sa manière de parler et par toutes les contradictions qui émanent d’elle », raconte-t-elle. La cinéaste décide alors de la rencontrer, sans but précis mais avec l’intuition qu’il y a quelque chose à creuser dans son histoire. Grâce à la journaliste qui l’a interviewée, elle réussit à la contacter, sans se douter qu’à ce moment-là, Olfa se trouve à l’hôpital après une tentative de suicide. Cette dernière accepte de l’écouter. Kaouther Ben Hania souhaite la suivre et l’entendre se raconter, non pour un simple reportage mais dans l’idée d’un temps plus long qui permettrait d’embrasser toute la complexité de la situation.

Au fil de ces échanges – d’abord au téléphone puis en face-à-face –, et avant même de filmer quoi que ce soit, Kaouther Ben Hania devient la confidente d’Olfa et de ses deux plus jeunes filles, Eya et Tayssir, pourtant encore plus réticentes que leur mère à se livrer. Là encore, le temps long va œuvrer pour que toutes trois comprennent que la réalisatrice n’est pas là pour obtenir un quelconque scoop. Les larmes spontanées de la cinéaste, quand Eya et Tayssir commencent à évoquer devant elle leurs grandes sœurs disparues, font tomber les dernières résistances. « Filmer des gens qui n’ont pas envie de l’être n’a aucun sens pour moi. Je devais donc attendre que ce désir soit réciproque », explique la réalisatrice. De son propre aveu, elle filme alors « un peu tout et n’importe quoi », toujours sans plan précis. « Ces moments me permettent de recueillir des confidences plus approfondies, de creuser ma proximité avec chacune mais très vite je comprends que je tourne en rond. » En parallèle, elle prépare avec son producteur de La Belle et la Meute, Nadim Cheikhrouha (Tanit Films), un dossier en vue de trouver le financement de son documentaire. Mais si leurs différents interlocuteurs reconnaissent la force de cette histoire, aucun n’accroche au projet en lui-même, ne percevant pas ce que le film pourrait apporter de nouveau sur le sujet. Cette incapacité à susciter l’intérêt pousse Kaouther Ben Hania à ne pas insister. Elle met alors ce projet de côté pour développer et tourner une fiction – toujours produite par Nadim Cheikhrouha – L’homme qui a vendu sa peau, qui décrochera une nomination à l’Oscar du film étranger en 2021.

Temps de réflexion

En 2020, la pandémie offre un temps de réflexion et permet des échanges fructueux entre Kaouther Ben Hania et Nadim Cheikhrouha pour relancer le projet de film autour d’Olfa Hamrouni. « Les questions que me posait Nadim m’ont aidée à trouver comment reconvoquer le passé dans cette histoire et parvenir à ce que je désirais faire : réfléchir à la notion de souvenir. » C’est à ce moment-là que la cinéaste décide de faire appel à des comédiens pour distiller une part de fiction dans le documentaire : « Comme il s’agit d’une histoire kaléidoscopique à plusieurs facettes, où l’histoire de cette famille épouse celle de la Tunisie de ces vingt dernières années, il me fallait une sorte de mise en abyme formelle afin de traduire cette complexité, de la simplifier pour le spectateur sans pour autant la banaliser. » La cinéaste décide alors que Les Filles d’Olfa mêlera les confidences d’Olfa, Eya et Tayssir, ainsi que des scènes où deux comédiennes incarneront les sœurs disparues. Une troisième actrice jouera Olfa lors des moments trop difficiles à revivre pour la mère de famille. « Il s’agissait de lui tendre un miroir fictionnel qui allait lui permettre d’exposer ses contradictions par elle-même », mais aussi les coulisses du tournage. « Ce n’était pas la reconstitution des souvenirs d’Olfa et de ses filles qui m’intéressaient, mais les échanges entre elles et avec les comédiennes pour y parvenir. » Sur cette base, Kaouther Ben Hania écrit un scénario mais sans développer les scènes, en créant juste un cadre et une structure pour laisser les choses ouvertes sur le plateau. Et cette forme hybride – pour laquelle la cinéaste revendique l’influence de Close-Up d’Abbas Kiarostami et F for Fake d’Orson Welles – trouve cette fois un intérêt immédiat auprès des investisseurs financiers.

Casting et tournage

La réalisatrice commence par recruter les comédiennes qui vont incarner les deux sœurs aînées « sans être obsédée par une quelconque ressemblance – même si c’est le cas pour l’une des deux – en leur montrant des interviews et en leur demandant de les rejouer comme si elles parlaient vraiment à leur mère ». Pour jouer Olfa, elle fait appel à Hend Sabri (Noura rêve) « pour sa capacité à disparaître derrière ses personnages mais aussi pour son intelligence et son aptitude à poser les bonnes questions qui allaient nourrir les échanges sur le plateau. » Elle lui fournit des enregistrements audio de ses échanges avec Olfa pour apprendre sa diction, son intonation, son rythme et ainsi pouvoir rejouer certaines phrases mot à mot. Quant aux hommes qui ont parsemé la vie d’Olfa, Kaouther Ben Hania a choisi de confier leur interprétation à un seul et même acteur « parce qu’au fond, toutes ces figures masculines se ressemblent. Je voulais aussi vraiment me concentrer sur Olfa et ses filles, et éviter de multiplier les comédiens et les rencontres que cela allait engendrer. »


Ces rencontres se feront au fil des quatre semaines de tournage, la cinéaste ayant pris soin que personne ne se croise ou n’échange avant le premier clap afin de garder cette spontanéité qu’elle recherchait. Le tournage se déroule dans un lieu unique. « Ce qui allait me permettre d’être uniquement dans l’expérimentation et la liberté pour aller au bout de mon dispositif, poursuit-elle. Habituellement, j’aime tout contrôler. Mais ce que j’apprécie dans un projet comme Les Filles d’Olfa, c’est à l’inverse que les choses m’échappent. Pouvoir être à chaque instant surprise dans le feu de l’action. Je pensais ainsi tout savoir de la vie d’Olfa et de ses filles après ces mois passés à échanger avec elles. Mais très vite, je me suis rendu compte que ce n’était pas le cas. Parfois, il leur arrivait de me faire de nouvelles révélations au cours d’un déjeuner, par exemple. Dans ce cas, je leur demandais de le raconter à nouveau devant la caméra. » Un exercice rendu possible par l’aisance d’Olfa, Eya et Tayssir. « Olfa et ses filles sont devant la caméra comme dans la vie. Des conteuses nées avec un franc-parler hors du commun. J’ai tout de suite été fascinée par leur manière de me raconter leur vie. Puisqu’elles avaient accepté le principe du film, je n’avais aucun doute sur le fait que la caméra ne modifierait rien. »

Montage

Tout cela a évidemment donné naissance à une matière extrêmement riche pour la phase de montage, redoutée par la réalisatrice. « Quand je me lance, j’ai à chaque fois l’impression que le film n’est pas là. Et je souffre vraiment émotionnellement avant d’être convaincue du contraire. » Pour se prémunir, Kaouther Ben Hania prévient d’emblée son producteur que, dans ce long processus, il lui faudra plusieurs monteurs. Dans une première phase, sa collaboration avec Jean-Christophe Hym (L’Inconnu du lac) permet de trouver la structure du film et de parvenir à un bout à bout de cinq heures. Avant qu’elle fasse une pause, reprenne le montage seule puis avec Qutaiba Barhamji (How to save a dead friend, actuellement en salles), d’abord chacun de son côté, puis côte à côte pour parvenir à la version finale de 1 h 50. « Avec la matière du tournage, j’avais de quoi faire une série ! J’ai compris que j’avais touché au but quand j’ai essayé de rajouter des scènes que j’adorais et que le film, comme s’il devenait vivant et indépendant, les avait refusées. » Le résultat permet à Kaouther Ben Hania de décrocher sa toute première sélection en compétition à Cannes cette année et de remporter l’Œil d’or du meilleur documentaire, ex æquo avec La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir. La preuve que son geste hybride a été compris et apprécié.

LES FILLES D’OLFA

Les Filles d’Olfa

Réalisation et scénario : Kaouther Ben Hania
Photographie : Farouk Laaridh
Montage : Jean-Christophe Hym et Qutaiba Barhamji
Production : Tanit Films, Cinétélé Films, Red Sea Media, Twenty Twenty Vision Filmproduktion GmbH
Distribution : Jour 2 Fête

Soutiens du CNC : Avance sur recettes avant réalisationAide à la coproduction franco-tunisienneAide à la création de musiques originales