Musidora, une « artiste totale »

Musidora, une « artiste totale »

17 décembre 2018
Images extraites du documentaire Musidora, la dixième muse, de Patrick Cazals (2013)
Images extraites du documentaire Musidora, la dixième muse, de Patrick Cazals (2013) CNC

Vedette du cinéma muet, Musidora, contemporaine d'Alice Guy et de Germaine Dulac, cumulait tous les talents : réalisatrice d'une dizaine de films, écrivaine, historienne du cinéma aux côtés d’ Henri Langlois...
A l'occasion de la rétrospective qui lui est consacrée à la Cinémathèque française du 3 au 12 janvier 2020, découvrez l'histoire de cette artiste qui a joué un grand rôle dans le développement de l’art cinématographique.


Musidora naît Jeanne Roques en février 1889 à Paris. Son père, compositeur, et sa mère, une femme de lettres féministe, lui transmettent des valeurs de liberté et de modernité dans lesquelles l’art tient une place importante. Jeanne commence des études de peinture mais très vite découvre sa véritable vocation : le théâtre. Elle emprunte son nom de scène à Théophile Gautier et se produit dans les grands cabarets où il lui arrive d’afficher sa nudité dans des revues qui attirent le Tout-Paris. 

Louis Feuillade la remarque aux Folies-Bergère. Séduit par ses grands yeux noirs soulignés de khôl, son teint diaphane, sa souplesse et ses tenues exotiques, le cinéaste de la société Gaumont - qui a débuté comme scénariste d’Alice Guy – trouve alors la vedette de ses prochains films. 

La première vamp

C’est en 1915 qu’Irma Vep (anagramme de Vampire), l'héroïne sulfureuse du nouveau serial produit par Gaumont, Les Vampires, fait son apparition au cinéma. Musidora interprète une chanteuse de cabaret affiliée à une société secrète, « Les Vampires », de redoutables malfaiteurs responsables d'innombrables forfaits toujours impunis. Silhouette sensuelle moulée dans un simple collant de soie noir, Musidora incarne la sensualité et la cruauté, l’audace et l’érotisme, l’insolente liberté. Son jeu à la fois ambigu, sobre et provocant fascine tandis que ses traits apparaissent comme un idéal de photogénie.

Symbolisant la femme fatale, Musidora devient un mythe, « la dixième muse » des surréalistes selon André Breton qui voit en elle l’image de la beauté moderne. Ses longs cheveux noirs, son teint exagérément blanc, son regard charbonneux et sa bouche sombre en font, pour toute une génération de spectateurs, l'incarnation de la « vamp ».

En 1916, elle campe à nouveau pour Louis Feuillade une inquiétante beauté, l’aventurière Diana Monti, dans son nouveau serial, Judex. Musidora joue une femme en avance sur son temps, téméraire et courageuse en toutes situations. Elle nie les frontières de genre, s'habillant à l'écran en femme ou en homme, et accepte les missions les plus dangereuses.

Tous ces films sont l’occasion pour Musidora de s’initier au cinématographe, cet art récent qu'elle admire tant. 

La Société des films Musidora

Amie d'un groupe d’intellectuels et d’artistes en vogue (Colette, Pierre Louÿs, Marcel L’Herbier), Musidora considère très tôt le cinéma comme un moyen d’expression. Elle construit un discours critique quant à l’art et aux innovations cinématographiques, écrivant dans différentes revues dès 1915. Bientôt, elle en vient à diriger ses propres films, dans lesquels elle joue également. Il n'y avait jusqu'alors que deux femmes « autorisées » à passer derrière la caméra : Alice Guy, chez Gaumont, et Germaine Dulac, peu avant Musidora. 

La popularité de Musidora l'aide sans doute à accéder à la réalisation cinématographique, mais, en tant que femme, qui plus est ancienne vedette de music-hall, sa notoriété et ses contacts ne suffisent pas : un coréalisateur lui est presque toujours imposé. Elle commence sa carrière de réalisatrice avec Minne (inspiré de L’Ingénue libertine) en 1916 et La Vagabonde en 1917, deux adaptations de Colette. Minne reste inachevé, faute de moyens financiers, et La Vagabonde, produit et tourné en Italie, est finalement attribué à un homme, Eugenio Perego, cinéaste expérimenté. 

Ces débuts frustrants lui font comprendre qu'elle doit être autonome financièrement. Musidora crée en décembre 1919 sa propre maison de production, la Société des films Musidora. Tourné au pays basque espagnol, Vicenta est le premier film produit et réalisé par Musidora, qui en est également l’actrice principale.

Afin d’apporter à ses films une dimension littéraire : « L’idée me vient de demander à Colette d’écrire un scénario pour moi. Non pas un scénario tiré d’un roman connu, mais un scénario qu’elle inventerait… en images. J’avais bien peur que Colette m’envoyât bouler [...]. Il me fallait un argument décisif, autre que ma jeunesse et mon inexpérience. Pour ce faire, je décidai donc de m’improviser, d’abord, metteur en scène. Et j’écrivis un scénario. Je le découpai en images très en détails ; mon œil de peintre, élève des Beaux-Arts et de l’atelier Schommer, m’y aidait fameusement. J’étais audacieuse, entreprenante » écrit-elle. Musidora produit et réalise alors La Flamme cachée sur un scénario original de Colette, dans lequel elle recourt à des procédés modernes tels que les ellipses, et réduit les sous-titres au profit des images.

Une écriture cinématographique moderne

Heureuse de cette expérience, Musidora entreprend un film plus coûteux, Pour Don Carlos, qu’elle tourne en Espagne en 1920. Adapté d’un roman de Pierre Benoît, ce film-fleuve d’une durée initiale de trois heures retrace l’épopée carliste. Musidora participe à l’adaptation et à la mise en scène et joue le rôle principal de la Capitana Allegria, personnage typiquement « musidorien » : fort, courageux et prêt au sacrifice. Le film rencontre un succès mitigé, fragilisant sa société de production.

Durant le tournage, Musidora tombe amoureuse d'un torero, Antonio Cañero et décide de s’installer en Espagne. Elle y réalise plusieurs films dans lesquelles elle assume la réalisation, l'adaptation, et l'interprétation. Soleil et Ombre (Sol y Sombra, 1922), considéré comme son film le plus accompli d’un point de vue cinématographique, fait la part belle à l’imaginaire : « Je résolus de tourner un film que je pourrais revoir dans vingt ans sans déplaisir. Je pensais qu’une image dont la cadence est forte de vérité et d’harmonie reste comme une page bien écrite. On a plaisir à la relire » écrit-elle.

Dans cette tragédie où deux femmes se disputent à mort l’amour d’un torero, Musidora se réserve les deux rôles principaux. L'écriture cinématographique surprend par sa modernité, mêlant contrastes de lumière, cadrages sobres, mouvements de caméra en plongée, tournage en extérieurs— un réalisme presque documentaire. Cette sensibilité documentaire est poussée à l'extrême dans la réalisation suivante de Musidora.

La Tierra de los toros est le film le plus libre et risqué de Musidora, loin des normes du cinéma de son temps. Réalisé entre 1922 et 1924, il mélange images documentaires et fiction, mais aussi théâtre et cinéma. Au cours du film, la projection s'interrompt pour laisser place à Musidora, qui vient sur scène chanter et danser. Le récit se fonde sur une mise en abyme : l'histoire de Musidora partant en Andalousie pour y tourner un film sur les taureaux, et vivant toutes sortes d'aventures jusqu'à son apparition en chair en os devant le public. L'exploitation de La Tierra de los toros s'avère difficile, car elle nécessite la présence de l’artiste. Mais ce projet commun avec Antonio Cañero s’interrompt brusquement quand celui-ci quitte Musidora pour une vedette russe.

Directrice du Service de la documentation à la Cinémathèque française

De retour en France en 1926, Musidora, ruinée par ses échecs, met fin à sa carrière cinématographique. Femme de lettres, elle se consacre à l’écriture de romans (Arabella et Arlequin en 1928, Paroxysmes en 1934), un recueil de poésies (Auréoles en 1940), des chansons et des pièces de théâtre (La Vie sentimentale de George Sand en 1946). Elle tourne un dernier court métrage en 1950, La Magique Image, réalisé en 16 millimètres, loué par le journal L’Ecran français pour son « charme et sa poésie incontestables ».

Entre temps, elle rencontre Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque française, qui lui propose de travailler à la préservation et à la documentation d'une Histoire du cinéma dont elle a été partie prenante. En 1944, Musidora devient responsable du Service de la documentation et des relations avec la presse à la Cinémathèque française et participe à la Commission de recherches historiques. 

Musidora s’éteint le 11 décembre 1957 à Bois-le-Roi. Autodidacte, l’actrice devenue une légende du cinéma muet s’est convertie en « artiste totale », réalisatrice, productrice, interprète, nourrissant au gré de ses films une réflexion sur l’industrie cinématographique naissante.
Femme de cinéma, libre et indépendante, Musidora a imposé sa personnalité dans un milieu essentiellement masculin, portée par son ambition de s’approprier un art nouveau qui l’intriguait autant qu’il la passionnait. 

Son esprit d’aventure et sa volonté farouche qui transparaissent dans chacun de ses films ont inspiré en 1974 le groupe« Cinéma en mouvement », animé par des réalisatrices en colère. Ainsi est né le collectif de féministes Musidora, qui a organisé dès sa création le premier festival international de films de femmes en France afin de contribuer au développement d’un cinéma réalisé par des femmes. Un bel hommage au mythe de Musidora.