« Casa Susanna » raconté par son réalisateur Sébastien Lifshitz

« Casa Susanna » raconté par son réalisateur Sébastien Lifshitz

14 juin 2023
Séries et TV
Casa Susanna
L’intérieur de la Casa Susanna Collection de Cindy Sherman

En ligne sur la plateforme arte.tv, Casa Susanna, le nouveau documentaire de Sébastien Lifshitz, raconte, au moyen de photos amateurs, l’histoire méconnue d’une communauté d’hommes travestis et de personnes transgenres dans l’Amérique des années 1950-1960. Entretien.


Quelle est la genèse du documentaire Casa Susanna ?

Sébastien Lifshitz : Au début des années 2000, un couple de new-yorkais trouve un ensemble de photos amateurs de la Casa Susanna dans un marché aux puces. On y voit des hommes travestis qui semblent vivre ensemble dans un pavillon de campagne. Ils boivent le thé, jouent au Scrabble, jardinent… Le couple est fasciné par ces images à tel point qu’il propose à un éditeur d’en faire un livre de photos. Ce dernier sort en 2004 sous le titre de Casa Susanna et je l’achète sans imaginer l’histoire qui se cache derrière. Deux ans plus tard, une journaliste du New York Times se prend de passion, à son tour, pour ces images et enquête sur le sujet. Son article sort dans le journal en 2006. Pendant la dizaine d’années qui suit, plus rien ne se passe. En 2015, au moment où je prépare l’exposition « Mauvais Genre » à Arles, un ami me parle d’Isabelle Bonnet, photographe et historienne, qui s’est intéressée à la Casa Susanna pour son mémoire de recherche. Elle mène sa propre investigation et parvient à retrouver des informations fondamentales qui complètent l’article du New York Times : l’adresse de la maison, le nom des témoins... J’ai été très surpris qu’une historienne française s’intéresse à ces photos, je l’ai donc contactée. Fasciné par ce récit, je lui ai partagé mon envie d’en réaliser un film. Tout est parti de là.

Casa Susanna entremêle plusieurs histoires. La structure du film est complexe. Le montage a permis de donner le sentiment d’un film simple.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire dans un film ?

Aujourd’hui, on parle de plus en plus des questions d’identités de genre. On a le sentiment qu’elles sont récentes alors qu’elles existent depuis la nuit des temps. Des individus y ont été confrontés bien avant. Ils ont pris beaucoup de risques pour faire valoir leur identité, et faire évoluer les mentalités à une époque où la société leur était complètement hostile. La discrétion, voire la clandestinité, étaient obligatoires. Il me semble important de reconstruire cette mémoire qui a été effacée, et d’ailleurs parfois détruite par les protagonistes eux-mêmes. C’est presque un miracle que l’on puisse raconter l’histoire de la Casa Susanna aujourd’hui.

Combien de temps a nécessité la réalisation de ce documentaire ?

Il m’a fallu une année pour réaliser Casa Susanna. D’abord, je suis parti aux États Unis en repérage pour rencontrer les témoins, voir les lieux, consulter les archives… J’avais besoin de me rendre compte de la matière à ma disposition avant de raconter cette histoire. Ensuite je suis revenu en France, j’ai proposé un récit à Arte. La chaîne a donné son accord, et on a pu commencer la préparation du tournage. Il s’est déroulé pendant le covid-19, ce qui a complexifié les démarches. On a dû demander une autorisation exceptionnelle pour venir tourner aux États Unis. De retour en France, nous avons commencé la post production et le montage, un travail qui a duré plus de six mois.

Comment êtes-vous entré en contact avec les protagonistes de cette histoire ?

Au cours de son enquête, Isabelle Bonnet avait réussi à retrouver certains témoins et anciens résidents de la Casa Susanna. C’est elle qui m’a mis en contact avec eux. Je les ai ensuite rencontrés lors des repérages. J’ai d’abord parlé à Betsy Wollheim, Gregory Bagarozy et Diana Merry-Shapiro. À ce moment-là, Katherine Cummings vivait en Australie. Nous avons échangé par visioconférence.

A-t-il été difficile de les convaincre de témoigner ?

Non. Ils en avaient véritablement le désir. Cette histoire avait été trop longtemps enfouie, et ils étaient prêts et excités à l’idée de pouvoir la partager.

Il me semble important de reconstruire cette mémoire qui a été effacée, parfois détruite par les protagonistes eux-mêmes. 

Comment s’est déroulée la recherche d'archives ?

La recherche d’archives a demandé beaucoup de travail. Certaines photographies du livre Casa Susanna ont été achetées par un musée canadien qui nous a autorisés à les utiliser. L’artiste américaine Cindy Sherman avait, elle aussi, des photos de la Casa Susanna dans sa collection personnelle que j'ai pu utiliser. J’ai eu accès à d’autres collections privées pour compléter ce travail.

Et les recherches historiques ?

Nous avons été aidés par une documentaliste américaine qui s’est occupée des recherches sur l’histoire de la culture queer. Puis nous avons fait appel à une documentaliste française pour faire de nombreuses recherches complémentaires. Il fallait pouvoir comprendre le contexte historique et social des années 1950-1960 aux États-Unis dans lequel la communauté de la Casa Susanna s’est créée. En pleine guerre froide, le gouvernement américain fait alors la chasse aux communistes mais pas seulement. Tout ce qui vient heurter les bonnes mœurs est poursuivi. La réputation est importante et peut être détruite en quelques secondes par dénonciation. Dans cette société très verrouillée, cette communauté de travestis blancs, hétérosexuels, mariés, de la middle class a tout à perdre si sa double vie est exposée.

Dans le jardin de la Casa Susanna Collection de Cindy Sherman

Comment s’est passée l’écriture du documentaire ?

Avant le tournage, l’écriture d’un récit documentaire est évidemment une proposition fantasmée. On peut penser des dispositifs, réfléchir à la mise en scène en amont, mais le propre d’un documentaire est d’accueillir l’imprévisible. Le film s’écrit entre ces deux temps : le récit fantasmé puis ce que le tournage et le montage amènent.

Le propre d’un documentaire est d’accueillir l’imprévisible. Le film s’écrit entre ces deux temps : le récit fantasmé puis ce que le tournage et le montage amènent. 

Quelle a été la place du montage ?

Le montage est un moment déterminant dans la fabrication d’un documentaire. Le récit prend forme véritablement et uniquement à ce moment-là. Casa Susanna entremêle plusieurs histoires. La structure du film est complexe. Le montage a permis de donner le sentiment d’un film simple. D’arriver à une forme narrative qui soit évidente, comme une épure. Cela demande du temps.

Pourquoi était-il important de donner autant de place aux photographies dans le film ?

Je suis cinéaste mais je suis aussi collectionneur de photos amateurs. Je réalise des expositions et j'écris des livres avec les images que je trouve. Ces images incarnent la vie oubliée des anonymes. Je trouve émouvant et nécessaire de les faire renaître. L’Histoire nous est habituellement racontée à travers les personnages illustres, les grands évènements qui la jalonnent. Or pour moi, le passé enfoui des individus comme vous et moi incarne aussi bien, voire de manière encore plus juste, chaque époque. Je souhaite redonner une place aux petites histoires dans la grande Histoire.

casa susanna
sur arte.tv jusqu'au 12 octobre 2023

Affiche de Casa Susanna Agat Films 

Réalisé par Sébastien Lifshitz
En collaboration avec Isabelle Bonnet
Produit par Agat Films, Arte France, American Experience Films en association avec BBC Storyville

Soutien du CNC : Fonds de soutien audiovisuel (FSA)