Marcel Proust au cinéma

Marcel Proust au cinéma

17 novembre 2022
Cinéma
Jeremy Irons et Fanny Ardant dans « Un amour de Swann ».
Jeremy Irons et Fanny Ardant dans « Un amour de Swann ». Gaumont/Les Films du Losange/SFP/Bioskop

L’auteur d’À la recherche du temps perdu est décédé le 18 novembre 1922. À l’occasion du centenaire de sa mort, retour sur les adaptations plus ou moins fidèles de son œuvre au cinéma.


Un amour de Swann de Volker Schlöndorff (1984)

Le cinéaste allemand Volker Schlöndorff avait beau répéter au début de sa carrière que les adaptations littéraires au cinéma ne le passionnaient pas, son œuvre s’est construite à l’ombre des grands auteurs : Robert Musil (Les Désarrois de l’élève Törless), Heinrich von Kleist (Michaël Kohlhaas), Marguerite Yourcenar (Le Coup de grâce) et bien sûr Günter Grass (Le Tambour). Pour son premier film en France, cet ancien assistant de Jean-Pierre Melville et de Louis Malle s’attaque donc à un monument a priori intouchable : Marcel Proust et sa Recherche du temps perdu. René Clément, Luchino Visconti et Joseph Losey avaient déjà jeté l’éponge avant lui. S’appuyant sur un scénario de Peter Brook et Jean-Claude Carrière, qu’il va ensuite remanier, Schlöndorff s’intéresse à Un amour de Swann, deuxième partie du premier tome de la Recherche. L’intrigue est resserrée autour d’une seule journée de la vie de Charles Swann, héros mondain qui butine de salon en salon. Le jeune homme pris dans les vertiges de sa passion dévorante pour Odette de Crécy va peu à peu se perdre dans les méandres de sa raison. « Cette journée et cette nuit, qui dure jusqu’au petit-déjeuner le lendemain matin, résument en elle toute une vie », expliquait le cinéaste à Première en février 1984. Le casting d’Un amour de Swann est international. Autour de l’Anglais Jeremy Irons (Swann), on trouve l’Italienne Ornella Muti (Odette de Crécy) et les Français Alain Delon (le baron de Charlus), Fanny Ardant (la duchesse de Guermantes) ou encore Marie-Christine Barrault (Madame Verdurin). La photographie du film, elle, est signée du chef opérateur attitré d’Ingmar Bergman, le Suédois Sven Nykvist.

 

Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz (1999)

« J’ai découvert À la recherche du temps perdu alors que je vivais encore au Chili. Il est sans doute plus facile à un étranger de prétendre adapter un tel monument littéraire. Depuis que je l’ai lue, j’ai voulu adapter l’œuvre de Proust, mais comme longtemps ce projet est resté financièrement hors de portée, je m’étais résolu à mettre plutôt Proust dans tous mes films », confiait Raoul Ruiz en 1999 dans les colonnes du Monde. Et de fait, le cinéaste chilien n’a eu de cesse de citer le célèbre écrivain dans ses films, faisant du temps une matière vivante et malléable à merci. Il multipliait également les correspondances entre les êtres et les choses (objets, paysages, couleurs…) dans une mise en abîme vertigineuse. Ce Temps retrouvé est l’adaptation du dernier tome de la Recherche, celui où le narrateur, à l’agonie, voit défiler toute sa vie. Le film peut se lire comme la quintessence du cinéma de Ruiz. Ici, les travellings se substituent aux phrases proustiennes, les souvenirs contaminent le présent (et réciproquement), enfin le montage fluidifie l’espace et le temps. Si Raoul Ruiz a toujours cherché à expérimenter la forme cinématographique, via des procédés narratifs et techniques singuliers, le style faussement classique de Marcel Proust lui offrait soudain une liberté totale. « Au moment de réaliser Le Temps retrouvé, poursuit Raoul Ruiz dans le Monde, j’ai compris que ces procédés n’étaient pas nécessaires, que je pouvais modifier à ma guise les codes de représentation sans respecter une règle du jeu définie à l’avance. » Pour cette production, le cinéaste réunit un impressionnant casting avec notamment Catherine Deneuve (Odette de Crécy), Emmanuelle Béart (Gilberte), Vincent Perez (Morel) ou encore Marie-France Pisier (Madame Verdurin). 

 

Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz a été numérisé avec l’aide du CNC.

 

La Captive de Chantal Akerman (2000)

Il s’agit d’une adaptation très libre du cinquième tome d’À la recherche du temps perdu, La Prisonnière. L’histoire se concentre sur la passion exclusive et possessive du narrateur pour Albertine. La jeune femme sans cesse observée tente de se libérer de l’étreinte psychologique d’un narrateur persuadé de ses infidélités et de ses liaisons supposées avec d’autres femmes. Le film de Chantal Akerman est produit par Paulo Branco qui était déjà derrière Le Temps retrouvé de Raoul Ruiz. Lors d’un hommage à la cinéaste franco-belge au festival Premiers Plans d’Angers en 2020, l’interprète principal du film, Stanislas Merhar, lui rendait hommage par ces mots : « Elle a réussi l’infaisable… » Cet « infaisable » c’est bien sûr l’œuvre proustienne, qu’Akerman s’est totalement réappropriée. Une liberté que l’on retrouve dès l’ouverture où Simon (Stanislas Merhar) regarde un film muet en Super 8 et se remémore ses vacances au bord de la mer à Balbec. Des souvenirs « en mouvement » qui invitent d’emblée à une réinterprétation du temps. Au-devant du cadre s’avance une jeune fille. C’est Ariane (Sylvie Testud) que l’on retrouve bien des années plus tard. Ariane est donc une Albertine réinventée. Le film, comme le roman dont il s’inspire, est un drame de la jalousie en tout point vénéneux. À sa sortie, Chantal Akerman rappelait lors d’un entretien aux Inrockuptibles, la vitalité de la Recherche du temps perdu. « … Je pense que Proust est très moderne. Durant toute la Recherche, il traite des thèmes qui sont à peine abordés par le cinéma d’aujourd’hui, comme le rapport à l’autre, les rapports entre les classes sociales, le vieillissement, le jeu entre intérieur et extérieur, réclusion et ouverture. Ce sont les grands thèmes de la modernité cinématographique. » 

Sylvie Testud dans La Captive Gémini Films

Guermantes de Christophe Honoré (2021)

La caméra de Christophe Honoré investit ici le théâtre Marigny à Paris où le cinéaste assure les répétitions avec une troupe de comédiens de la Comédie-Française d’une adaptation de Proust. Le texte en question est une adaptation du troisième tome de la Recherche, Le Côté de Guermantes. Dans ce volume, le narrateur rêve de fréquenter le salon de la famille Guermantes, figure aristocratique aussi respectée qu’idéalisée. Malheureusement, l'épidémie de Covid-19 entraîne le premier confinement en mars 2020 et, avec lui, la fin programmée du spectacle. Que faire ? Jouer quand même, sans perspective de représentations, donc à perte ou plutôt pour soi ? Ce moment de flottement va devenir la matière même du film, quand soudain les esprits du théâtre se retrouvent enlisés dans l’incertitude. On quitte rapidement les rives du faux making-of pour celui de la fiction, c’est-à-dire à cet endroit précis où le jeu permet d’ôter les haillons du réel pour dévoiler des êtres en action se heurtant aux parois d’un monde à part. Christophe Honoré, acteur-metteur en scène, fait bouger sa troupe dans le décor d’un théâtre vide où chaque recoin devient un territoire du jeu. Le lieu n’est plus un sanctuaire mais un espace domestique où la troupe vit et respire, où les mots de Proust n’ont plus ce surplomb intimidant mais rivalisent avec ceux du dehors. Pour Christophe Honoré justement, la « folie » de l’œuvre de Marcel Proust « tient à la sensation d’y retrouver quelque chose d’“absolument proche” de nos vies ». En baptisant ce film faussement improvisé, « Guermantes », Christophe Honoré replace le monde proustien dans un espace et un temps imprévisibles.