Musidora, au-delà du mythe

Musidora, au-delà du mythe

09 novembre 2022
Cinéma
Musidora
Musidora - photographie Gaumont pour "Judex" (1916) de Louis Feuillade Coll. Marie-Claude Cherqui

Considérée comme une des premières vedettes féminines du cinéma français, Jeanne Roques (1889-1957), connue sous le nom de Musidora, a marqué les spectateurs en interprétant la sulfureuse Irma Vep. La cantonner au personnage imaginé par Louis Feuillade serait bien réducteur. L’actrice, également réalisatrice, scénariste et productrice, a exercé une influence majeure sur le cinéma français. Symbole d’émancipation sociale et artistique, celle qui contribua aux côtés d’Henri Langlois à la création de la Cinémathèque française continue de fasciner et d’inspirer le public. À l’occasion de la publication de l’ouvrage collectif Musidora, qui êtes-vous ?, entretien avec Carole Aurouet, enseignante-chercheuse à l'université Gustave Eiffel et coordinatrice du livre, pour tenter de percer le mystère Musidora.


Comment avez-vous « rencontré » Musidora ?

J’ai eu la chance de la « rencontrer » grâce aux mots des poètes. En effet, les surréalistes en herbe l’ont découverte adolescents sur les écrans des salles obscures dans Les Vampires de Louis Feuillade en 1915. Ce fut pour eux un choc émotionnel, voire érotique, qui a inspiré bon nombre de textes qui m’ont alors donné envie d’en apprendre davantage sur cette artiste. Après avoir lu tous les travaux existants sur Musidora, j’ai décidé de mener mes propres recherches puis de contribuer à sa réhabilitation, qui participe d’une part à enrichir encore l’histoire du cinéma et d’autre part à faire connaître toutes les facettes de ses créations.

Musidora est une figure passionnante qui réussit l’exploit d’être à la fois objet de fantasme et symbole d’émancipation féminine (nous sommes dans les années 1920, rappelons-le). Comment expliquez-vous cette représentation a priori antinomique ?

Avant de faire du cinéma, Musidora avait en effet l’habitude de se dénuder au music-hall. Puis, vêtue de son collant de soie noire qui la présente quasi nue et donne à voir sans fard sa plastique impeccable, elle provoque alors les fantasmes des spectateurs des salles obscures, et pas seulement masculins d’ailleurs. Ce phénomène est bien entendu renforcé par le fait que nous sommes en 1915, au cœur de la Première Guerre mondiale. Ainsi, Louis Aragon écrira en 1923 que « ce qui nous attirait, c’était tout ce dont nous privait une morale imposée, le luxe, les fêtes, le grand orchestre des vices, l’image de la femme aussi, mais héroïsée, sacrée aventurière ». Et la clef se situe à mon sens justement là, dans le fait que Musidora – en pleine conscience et en toute liberté – fait de son corps une véritable arme de séduction. Et elle le fait avec beaucoup d’esprit, de répartie et de talent. Elle n’est aucunement un objet ou un faire-valoir masculin, mais un élément actif à part entière, qui ressent du désir et ne fait pas que le susciter, prenant alors pleinement ses distances avec les personnages d’ingénues séduisantes.

Dans quelle mesure pouvons-nous considérer que le personnage d’Irma Vep, qui a lancé la carrière de Musidora, a construit le mythe Musidora ?

Quand Musidora apparaît sur le calicot des salles de cinéma vêtue de son collant de soie noire, elle dévoile paradoxalement davantage son corps dissimulé. Et tout en roulant ses grands yeux noirs charbonneux, elle marque ainsi au fer rouge les esprits de toute une génération. Le mythe est en marche. Un mythe qui l’a lancée, propulsée même au rang de star, mais qui l’a en même temps cantonnée fort injustement à ce seul rôle d’Irma Vep, plongeant notamment dans la pénombre ses autres rôles, ses activités de réalisatrice et de productrice. Plus d’un siècle après, le caractère sulfureux de cette apparition a perdu de son intensité mais cette image est devenue la marque de ces années et de rêves qui ont traversé le temps. Là réside pleinement le mythe.

Musidora a exercé et exerce encore une influence dans bien des domaines (cinématographique, social, artistique, littéraire…). Les surréalistes en ont d’ailleurs fait leur muse. Quel lien entretenaient-ils ?

La rencontre a été essentiellement artistique puisque Musidora fut une muse pyrogène qui a enflammé le cœur et les créations des surréalistes. La rencontre « en chair et en os », comme on disait à l’époque, s’est produite en octobre 1917. André Breton assiste alors à la pièce Le Maillot noir et lance un bouquet de roses à Musidora à la fin de la représentation, bouquet accompagné d’une lettre pleine d’admiration. En 1928, avec Louis Aragon, ils écrivent une pièce pour l’actrice, Le Trésor des Jésuites, et se rendent chez elle pour lui en donner lecture. Malheureusement, le projet ne fut jamais joué en France ; il le fut une fois en 1935 à Prague, mais sans l’actrice aux yeux qui fascinent.

Musidora, qui êtes-vous ? est un collectif auquel une vingtaine d’auteurs a participé. Pouvez-vous nous raconter comment l’ouvrage s’est construit ?

À l’origine de cet ouvrage se trouve un colloque éponyme qui a été annulé du fait du Covid et qui s’est tenu partiellement en ligne via des supports de présentation sonorisés. C’était évidemment mieux que rien mais, pour autant, c’était loin d’être satisfaisant. Musidora méritait mieux. Ces recherches et ces avancées devaient être partagées et accessibles à toutes et à tous. Grâce à l’ouvrage Musidora, qui êtes-vous ? c’est chose faite. Marie-Claude Cherqui, Laurent Véray et moi-même avons coordonné ce livre publié aux éditions de Grenelle. Vingt auteurs passionnés y livrent les fruits de leurs travaux dans des domaines variés, du music-hall à la commission de recherche historique de la Cinémathèque française en passant par le théâtre, le dessin, la littérature, la presse, la publicité, l’art contemporain… Et au centre, une surprise de taille : un inédit du romancier Didier Blonde écrit à partir d’une photographie de Musidora nue, dénichée tout récemment chez un collectionneur !

Vous avez eu accès à une iconographie inédite qui enrichit l’ouvrage. Quel rôle selon vous joue l’iconographie vis-à-vis du texte ?

Marie-Claude Cherqui se trouve être aussi la petite-nièce de Musidora. Cette dernière, tout comme sa mère Meryem et sa tante Monique qui ont été très proches de Musidora, nous ont fait l’immense cadeau de nous ouvrir leurs souvenirs et leurs archives familiales : des malles débordant de manuscrits, de dessins, de correspondances, de photographies, etc. dont environ 250 documents sont reproduits dans l’ouvrage. La plupart sont inédits. À ceux-ci s’ajoutent quelques images provenant d’archives publiques et privées ainsi que des photogrammes et des coupures de presse. Cette foisonnante iconographie est une source précieuse d’intelligibilité pour appréhender et comprendre Musidora, une artiste totale. Dans le livre, ces visuels étayent et illustrent les analyses. Le texte et l’image sont conçus en parfaite symbiose.

Actrice, productrice, réalisatrice, poète… Musidora est « une artiste totale » comme vous la qualifiez si justement, qui a réussi à s’émanciper à la fois artistiquement et socialement. Alors qu’elle a marqué indéniablement l’histoire du cinéma français, elle est tombée dans l’oubli, à l’image d’une Alice Guy ou d’une Germaine Dulac. Pourquoi ?

Sous peine d’être un chouïa provocatrice dans le contexte actuel, j’ai envie d’ajouter à votre question… à l’image, entre autres, d’un Léonce Perret, d’un Victorin Jasset ou d’un Ferdinand Zecca. Évidemment que je suis féministe, comment ne pas l’être puisque être féministe c’est revendiquer la reconnaissance et l’extension des droits de la femme dans la société. Mais je veille à défendre et à prôner un féminisme qui ne tombe pas dans certains travers à leur tour inégalitaires, un féminisme qui conserve son objectivité et son équité dans toutes les situations. Or, dans notre cas, Musidora n’est pas davantage tombée dans l’oubli que Léonce Perret par exemple. C’est une grande partie du cinéma muet qui est plongée dans l’obscurité, avec plus de la moitié de la production filmique qui a disparu et des sources non-filmées qui ne provoquent pas un engouement démesuré de la part des chercheurs.

C’est d’ailleurs pour cette raison qu’a été lancé le projet Ciné08-19 qui porte sur l’histoire du spectacle cinématographique en France de 1908 à 1919, dirigé par Laurent Véray et financé par l’Agence Nationale de la Recherche, afin d’éclairer ces années charnières de l’histoire du cinéma. Je fais partie du consortium de Ciné08-19, comme certains auteurs du livre et comme le CNC, représenté par Béatrice de Pastre. Ciné08-19 a d’ailleurs contribué financièrement à la publication de l’ouvrage, à l’instar du Centre National du Livre. Certes, Musidora a fait l’objet d’études antérieures ; citons les plus sérieuses et pionnières : celles de Francis Lacassin en 1970 et celles de Patrick Cazals en 1978, reprises plus récemment. Depuis, les années ont passé, de nouvelles archives se sont ouvertes, des films ont été retrouvés et restaurés, de nouvelles générations de chercheurs sont apparues, de nouvelles méthodes d’analyses également.

C’est pourquoi il était selon nous indispensable de revenir sur ce sujet d’études que constitue Musidora, de l’appréhender différemment, de le compléter, de l’approfondir dans toute sa variété et sa complexité.

Musidora, qui êtes-vous ?, dirigé par Carole Aurouet, Marie-Claude Cherqui et Laurent Véray, éditions de Grenelle, 2022, 269 p.

Agenda

Couverture "Musidora, qui êtes-vous ?"

Une rencontre-signature à la librairie du Cinéma du Panthéon se déroulera le 18 novembre à 19h.
Plus d’informations : https://www.facebook.com/events/1152473438704000?ref=newsfeed

Une conférence- signature à la BILIPo (Bibliothèque des littératures policières) aura lieu le 7 décembre à 18h45.
Plus d’informations : https://www.paris.fr/evenements/musidora-qui-etes-vous-rencontre-avec-une-incroyable-artiste-28530