Entretien avec Anne Dévouassoux, présidente du SNJV

Entretien avec Anne Dévouassoux, présidente du SNJV

07 mars 2023
Jeu vidéo
Anne Dévouassoux
Anne Dévouassoux aux voeux du SNJV en février 2023 Quentin Veuillet

Directrice de production auprès du studio de développement de jeux vidéo Kylotonn, Anne Dévouassoux est la première femme à avoir été élue présidente du Syndicat National du Jeu Vidéo (SNJV). Personnalité incontournable de l’industrie vidéoludique, elle revient sur son parcours et sur les défis qui attendent le secteur.


Comment êtes-vous venue à l’industrie du jeu vidéo ?

Anne Dévouassoux : Par hasard, il y a bientôt trente ans ! À cette époque, le jeu vidéo n’existait pas encore dans les formations. J’étais étudiante en techniques de l’audiovisuel et recherchais un stage de fin d'études. Comme internet n’existait pas encore, j’ai effectué mes démarches par téléphone et ai contacté une société de production de long métrage. Or, au lieu de m’aiguiller vers la compagnie des images, le standard m’a mis en relation avec le bureau de Cryo Interactive, société de développement et d’édition de jeux vidéo. Il s’avère que mon profil les intéressait. L’environnement, les personnes que je côtoyais, la dimension scientifique, technologique et artistique m’ont séduite, et c’est ainsi que ma carrière de productrice de jeux vidéo a débuté.

La jeune génération est particulièrement sensible aux questions de diversité et le revendique haut et fort

À cette époque, le secteur était essentiellement masculin. Avez-vous rencontré des difficultés particulières à vous faire une place dans l’industrie du jeu vidéo ?

Par ma formation scientifique, j’étais déjà habituée à ce déséquilibre hommes / femmes. Et encore, ma promotion était assez féminine puisque nous étions une dizaine de filles sur quarante élèves. À titre personnel, je n’ai jamais ressenti de difficulté à évoluer dans ce milieu masculin, bien que confrontée parfois à des remarques maladroites du type : « tu n’as qu’à venir à la réunion, ça fera une présence féminine ». Des propos que je signalais à mes interlocuteurs, qui étaient malgré tout plutôt bienveillants. Ma fille m’a d’ailleurs fait remarquer récemment que le problème n’était pas tant d’avoir plus de femmes dans nos industries techniques, mais qu’il y avait un problème de tolérance de la part de certains hommes. Aujourd’hui ma génération se corrige beaucoup. Ce que l’on pouvait dire sur le ton de la plaisanterie n’est en fait pas acceptable. La jeune génération qui arrive sur le marché du travail est particulièrement sensible aux questions de diversité, de parité, et le revendique haut et fort. Lorsque nous avons créé l’association Women in Games en 2017 avec Julie Chalmette et Audrey Leprince, nous nous sommes rendu compte qu’un certain nombre de femmes avaient été heurtées par des situations sexistes dont ma génération n’avait même pas conscience. Nous avions en quelque sorte intégré ce type de discours toxique, nous savions que nous allions devoir y faire face. La jeune génération nous a heureusement bousculées et fait prendre conscience qu’il n’était pas normal d’accepter cette situation.

Un seul mot d’ordre : fédérer

Vous avez été élue en début d’année présidente du Syndicat National du Jeu Vidéo (SNJV). Un événement hautement symbolique puisque vous êtes la première femme à occuper cette fonction. Pourquoi avoir accepté cet engagement ?

Ma carrière s’est faite au gré d’heureuses rencontres. Parmi elles, Julien Villedieu, directeur général du SNJV, qui m’a proposée en 2014 de rejoindre le syndicat comme administratrice. Je n’y aurais jamais pensé, ne me sentant pas légitime. Son soutien m’a incitée à me présenter. Aujourd’hui, j’effectue mon 5e mandat pour le SNJV, dont deux passés comme première vice-présidente, ce qui m’a permis de comprendre les différentes missions du syndicat. La question de la présidence est venue tout naturellement, en continuité des missions précédentes. Le rôle du SNJV est d’anticiper les nouveaux « business model », les nouvelles législations, les changements culturels ou sociétaux qui vont arriver pour en informer les professionnels, et d’accompagner les actions menées par les associations au niveau local et à court terme. Je connaissais bien les sujets à défendre, les enjeux qui nous attendent. Ma feuille de route pour ces deux prochaines années est clairement définie : il s’agit de fédérer. Nous sommes dans une période économique plus fragile que celle de ces dernières années. Pour traverser ces moments compliqués, nous devons travailler au plus proche des autres instances représentatives telles que le SELL (Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs) et les associations régionales du jeu vidéo, indispensables pour animer le territoire. Nous menons ensemble des actions communes pour limiter la fuite des talents français, particulièrement recherchés à l’étranger. Les raisons d’une telle notoriété : une créativité sans limite, des écoles reconnues (Enjmin - Cnam, Rubika, 3IS, Isart digital, Les Gobelins – ndlr) qui encouragent l’expression des personnalités, des points de vue à défendre. C’est pourquoi il est primordial pour le SNJV de maintenir le dialogue avec les pouvoirs publics, tels que le CNC, qui a mis en place dès 2008 le crédit d’impôt du jeu vidéo (CIJV). Ce dispositif fiscal – qui permet aux entreprises du secteur de bénéficier d’un crédit d’impôt de 30 % sur les dépenses de production d’un nouveau jeu, dans la limite de six millions d’euros par exercice, ndlr – est un pilier qui encourage le développement des entreprises du secteur, favorise l’emploi et soutient la création. Autre mission commune : mieux faire connaître les formations, sensibiliser à l’éco-responsabilité, promouvoir l’attractivité du territoire, mais aussi encourager la diversité, la mixité…

C’est probablement la somme de petites actions au quotidien qui nous fera converger vers les valeurs de la jeune génération

Justement, quelle place les femmes occupent-elles aujourd’hui dans l’industrie vidéoludique ?

Nous sommes toujours confrontées à un héritage socioculturel lourd. Dans les métiers du développement, il y a encore une disparité, mais elle se corrige d’année en année. En 2021, le baromètre annuel du SNJV faisait état d’une progression de 4 % concernant la présence des femmes dans l’ensemble des métiers du développement, soit un total de 22 % de femmes. Le déséquilibre est néanmoins plus fort sur des professions d’ingénieur ou de concepteur, contrairement aux métiers artistiques où nous avons un meilleur ratio. Il faut savoir que les entreprises reçoivent moins de candidatures féminines et qu’elles dépendent des effectifs des écoles où le nombre d’étudiantes est bien en-dessous du nombre d’étudiants. Le SNJV a donc, sous l’impulsion du ministère de la Culture, travaillé en collaboration avec le SELL et Women in Games à une charte de mixité et de diversité rendue publique en 2020. Cette charte est désormais entrée dans le corpus d’adhésion obligatoire des membres du SNJV. Nous l’avons pensée comme un guide d’application en faveur de la mixité dans les entreprises, qui manquent d’informations pratiques. Un exemple : penser à rédiger une annonce de recrutement en ciblant plus large et pas seulement des ingénieurs avec bac +5. Ou encore, publier l’annonce en-dehors des sites incontournables afin d’encourager la mixité des profils. Autant d’exemples pratiques faciles à mettre en œuvre. L’idée est d’aller à l’encontre des préjugés inconscients qui privilégient une candidature plus « pushy » alors qu’au cours d’un entretien, le ou la candidat(e) peut révéler tout son potentiel. Il en va de même pour la prise de parole dans les entreprises, dans un jury, lors d’une table ronde. Il est nécessaire d’encourager la participation des femmes plutôt que de se contenter de profils d’hommes pour la seule raison qu’ils sont plus habitués aux discours ou que sais-je encore. C’est probablement la somme de petites actions au quotidien qui nous fera converger vers les valeurs de la jeune génération.

Rattraper le déséquilibre causé par les confinements

Vous avez dit plus tôt que l’industrie du jeu vidéo connaissait une période économique plus fragile. Pourtant, il semble que le secteur soit toujours dynamique avec un chiffre d’affaires de 5.7Md € en 2021. Pouvez-vous nous expliquer ce paradoxe ?

La France est en effet l’un des pays les plus dynamiques concernant l’industrie du jeu vidéo. Les deux confinements liés à la crise sanitaire ont favorisé les ventes et le marché a connu une pleine croissance, notamment parce que le télétravail a permis de continuer l’activité. Il est donc vrai qu’il y a eu une surconsommation de jeux vidéo pendant les confinements, mais dorénavant, la moyenne est revenue à la normale. Nous sommes désormais dans un moment de rééquilibrage. Nous devons rattraper le déséquilibre causé par les confinements : beaucoup de jeux vidéo ont vu leur production décalée, les entreprises ont eu plus de difficultés à signer des contrats avec des partenaires internationaux, le budget des jeux a augmenté et la captation de chiffre d’affaires a été de fait retardée. Les éditeurs et les développeurs français connaissent aujourd’hui un effet correctif relativement important. Nous en avons eu un exemple à la Gamescom en août dernier où les éditeurs internationaux étaient absents car il n’y avait pas de jeux vidéo nouveaux à présenter. Si l’on prend un cycle de développement d’un jeu vidéo, nous sommes sur un développement de 1 à 3 ans pour les jeux de type A ou double A, et sur une période de 5 à 10 ans pour les 3 à 4 A. Cette période de rééquilibrage fragilise les entreprises. Le SNJV est des plus vigilants afin de les accompagner au mieux dans cette période délicate. Et c’est pourquoi la modernisation du crédit d’impôt jeu vidéo (CIJV) en novembre 2022, avec une évolution des critères d’attribution, tout comme le Fonds d’aide au jeu vidéo (FAJV) financé par le CNC, sont des aides primordiales pour le secteur vidéoludique.

Quels sont les prochains défis pour l’industrie du jeu vidéo ?

Continuer sur sa lancée ! L’enjeu pour les entreprises françaises de jeu vidéo est de poursuivre leur développement, d’être toujours plus créatives et en adéquation avec les changements sociétaux en cours. L’éco-responsabilité dans les jeux vidéo français est l’une des attentes de nos joueurs. Il appartient à nos développeurs de prendre en compte cette attente. Le SNJV a ainsi rejoint le groupe de travail « Jeu vidéo et écoresponsabilité » du CNC, mis en place dans le cadre du « Plan Action ! » en faveur d’une politique publique de la transition écologique et énergétique. Je conclurai en insistant sur le fait que le jeu vidéo est une industrie en pleine croissance, qui a besoin de plus en plus de talents. Pour répondre à notre ambition de faire de la France un acteur majeur du secteur, nous devons compter avec des talents de tout horizon. Plus une équipe est diversifiée, plus elle est créative. Là réside la clé du succès !