Laetitia Carton : « Un film existe déjà avant d’être tourné ! »

Laetitia Carton : « Un film existe déjà avant d’être tourné ! »

12 novembre 2019
Cinéma
Le Grand Bal de Laetitia Carton - Sanosi Productions - Pyramide Distribution.jpg
Le Grand Bal de Laetitia Carton - Sanosi Productions - Pyramide Distribution.jpg Sanosi Productions - Pyramide Distribution
A l’occasion du Mois du Film Documentaire, la réalisatrice Laetitia Carton nous explique comment se fabrique un film documentaire. Elle revient notamment sur le tournage du Grand Bal.

Comment naît votre désir pour un film ? Est-ce toujours le sujet qui s’impose en premier lieu ?

Oui ! Ce sont toujours les sujets qui s’imposent. La mécanique est constante : il y a toujours un moment où, vivant des choses, étant dans un monde particulier, le désir monte, grossit…  et je finis par me dire : « Ce n’est pas possible, il faut que j’en fasse un film, je ne peux pas garder ça pour moi ! » C’est cette idée de partage qui me guide. C’est aussi très lié à l’envie de rendre visible quelque chose qui ne l’est pas. Prenez le cas de mon film autour de la maladie de Huntington (La Pieuvre, 2009), cette maladie génétique neurodégénérative reste totalement inconnue pour qui n’est pas touché de près. Pareil avec la communauté sourde (J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd, 2015). La surdité est un handicap – même si je n’aime pas trop cette terminologie – invisible.  

Vous venez de l’évoquer : vos sujets sont très différents ; mais est-ce que vos tournages s’organisent toujours de la même manière ?

Aucun tournage ne se déroule jamais de la même façon. Celui du Grand Bal était très singulier et exceptionnel. Il s’est déroulé sur huit jours et huit nuits consécutives. Il n’y a pas de recette de tournage : c’est le film qui dicte la manière dont il va être fait. C’est lui qui conditionne également le montage. Pour moi, un film est une espèce d’entité très autonome qui se met à éclore dès que l’idée germe en moi. Je me souviens qu’enfant, j’essayais de modeler des formes humaines, des visages, à partir de la terre glaise. Il y avait toujours un moment où cet amas de matière prenait vie fortuitement. Tout d’un coup, une expression, un regard, une posture, s’imposaient. C’est le mythe de Pinocchio et du morceau de bois. On croit garder le contrôle des choses, mais il n’en est rien, un peu comme si la chose était déjà là. Un film existe déjà avant d’être tourné.

Avez-vous besoin d’une structure narrative précise avant de démarrer un film, quitte à vous en écarter par la suite ?

En documentaire, je ne m’appuie pas sur un scénario ni même une ébauche de structure narrative. Même si j’ai l’intuition, à l’écrit et au tournage, de ce que je veux obtenir, la forme se cherche et se trouve au montage. J’avance donc dans le flou tout au long du processus créatif. J’ai plutôt une pensée en arborescence. Les branches se dessinent peu à peu. C’est pour cela qu’avec Rodolphe Molla, mon monteur, nous mettons très longtemps à laisser émerger le film sur lequel nous travaillons.

Lorsqu’il s’agit de documentaire, on parle souvent de « captation du réel ». Comment arrive-t-on à capter ce réel sans le trahir ?

En aimant les personnes que l’on filme et en essayant de les regarder avec amour et respect ! Pour Le Grand bal, ce n’était pas évident car contrairement aux autres films où je filmais des membres de ma famille ou des amis, là, il a fallu que je gagne la confiance des 2000 personnes qui participaient à cet événement. J’avais préalablement écrit un texte que je distribuais aux danseurs où j’expliquais ce que je venais faire avec eux. J’ai ensuite organisé deux grandes réunions pour mieux définir mes intentions. Des intentions qui, par ailleurs, rejoignaient celles des gens qui avaient envie de rendre visible cette activité.  Je sais que certains danseurs n’ont pas aimé le film et se sont sentis trahis, arguant du fait que ce n’était pas « leur » grand bal qu’ils voyaient à l’écran mais le mien. Un film reste la vision de quelqu’un, son expérience. Cette subjectivité, c’est justement ce que j’aime dans le documentaire et qui rend cette forme originale donc passionnante. Le dilemme à chaque fois, c’est que je me dois, in fine, d’honorer une confiance.

La documentariste Stéphane Mercurio n’hésite pas à appeler les personnes qu’elle filmait des « protagonistes »... Que pensez-vous de cette qualification ?

J’ai toujours eu du mal avec ces mots. Lorsque j’ai débarqué dans mon école de documentaire à Lussas, j’ai été choquée avec les intervenants qui n’arrêtaient pas d’employer le mot de « personnage ». Je n’arrêtais pas de leur dire, un peu naïvement : « Mais ce ne sont pas des personnages, ce sont de vrais gens que l’on filme ! »

Les nouveaux appareils d’enregistrement (téléphones portables, appareils photo…) - de plus en plus légers - ont-ils changé votre façon d’aborder le documentaire ?

Au contraire !  Plus le temps passe, plus j’ai envie d’avoir une belle image. Mon matériel de prises de vue devient donc de plus en plus perfectionné et lourd. Mes premiers films étaient tournés avec une petite caméra HI8 et le rendu image était vraiment moche. Je plains les techniciens qui, en post-production, devaient corriger les choses pour les rendre visibles.  Aujourd’hui, je filme de moins en moins et j’engage des chefs opérateurs, car je ne suis pas très au point techniquement et technologiquement. J’aime que sur un tournage la caméra se voie, c’est une façon aussi de ne pas trahir… Le côté caméra cachée me fait horreur. Plus le dispositif est clair, plus les choses se font dans un climat de confiance. Ce rapport peut d’ailleurs créer des exercices « d’auto-mise en scène » intéressants. La présence même de la caméra n’est jamais anodine. C’est compliqué de débarquer dans le réel avec une caméra. C’est toujours stressant. Je m’en rends bien compte, surtout en ce moment où je prépare une fiction. Bizarrement, avec ce tournage-là, j’ai beaucoup moins d’inquiétude. La caméra n’aura pas à s’imposer.

Le montage est-il la confirmation de ce que vous avez filmé ou au contraire un film peut-il se réécrire à ce moment-là ?

Avec la forme documentaire, le champ des possibles est infini. C’est ce qui me fascine.