Entretien avec Pierre-Emmanuel Urcun, Prix Jean Vigo en 2015

Entretien avec Pierre-Emmanuel Urcun, Prix Jean Vigo en 2015

19 novembre 2020
Cinéma
"Le Dernier des Céfrans" de Pierre-Emmanuel Urcun

Dans ce court métrage, qui a reçu le Prix Jean Vigo 2015, Pierre-Emmanuel Urcun suit, le temps d’une journée, Rémi, le dernier « céfran » [le verlan de Français, NDLR] de sa cité, comme l’appellent ses amis Moussa, Boom, Nasser et Redouane. Un jeune qui, pour échapper au quotidien et à la galère, décide de s’engager dans l’armée mais n’ose parler de ce projet à ses amis. Décryptage d’un film sur l’amitié et la vie dans les banlieues avec son réalisateur.


Comment sont nés les personnages et l’histoire de votre film ?


J’avais en tête l’idée du court métrage depuis plusieurs années mais elle s’est vraiment matérialisée en animant des ateliers avec de jeunes apprentis comédiens à l’Ecole Miroir d’Epinay-sur-Seine – j’ai participé à des ateliers pendant dix ans principalement en Seine-Saint-Denis. C’est là qu’elle a pris tout son sens grâce au groupe avec lequel je travaillais. J’ai donc réécrit le scénario pour que l’histoire soit un peu plus incarnée. Il y avait, dans ce groupe de jeunes comédiens, des personnalités pouvant correspondre aux personnages que j’avais imaginés tandis que d’autres rôles ont été réécrits pour se fondre dans l’identité des comédiens qui ont eu un impact sur l’écriture. Le processus a été assez long. Il a fallu un an de rendez-vous, d’échanges et de réécriture pour qu’on s’approprie ensemble cette histoire.

Vous parlez dans ce court métrage de thèmes peu abordés au cinéma – comme l’engagement des jeunes de banlieue dans l’armée – et sans l’atmosphère dramatique qu’on retrouve dans d’autres films sur les cités. Pourquoi ?

C’est un film décalé par son ton et sa forme. Je souhaitais évoquer la question de la normalité et de la banalité dans la banlieue car j’en avais assez de toujours voir une représentation sombre qui part d’une certaine réalité certes, mais cette dernière est souvent réductrice et parcellaire.

Je voulais ainsi représenter ce que je connais de la banlieue dans laquelle j’ai vécu pendant longtemps et que j’arpente encore. Et ça ne ressemble pas forcément à ces tableaux que le cinéma et la télévision n’ont de cesse de reproduire.

Votre démarche était-elle la même pour aborder la conversion à la religion musulmane des jeunes - à l’image de Rémi - sans se focaliser sur l’idéologie mais en mettant en avant la culture dans laquelle ils grandissent dans les cités ?

Cet aspect a été inspiré par des faits réels. J’ai animé un atelier dans une autre ville de Seine-Saint-Denis – mon court métrage Demain C loin coréalisé avec Jean-Baptiste Saurel a d’ailleurs été tourné dans ce cadre. Un ami d’un des participants à l’atelier venait le chercher en habits traditionnels pour aller à la mosquée. C’était un jeune d’origine française qui avait épousé cette religion depuis son enfance par culture, mimétisme et par foi aussi j’imagine. La religion fait partie intégrante de la vie de ces jeunes et je ne suis pas là pour le juger. C’est le destin de ces derniers qui m’intéresse, la religion n’est pas l’objet du film.

Vous mélangez humour et réalisme dans Le Dernier des Céfrans, un cocktail présent aussi dans La Haine de Mathieu Kassovitz…

C’est l’un des films qui a été une matrice de mon éveil au cinéma. Il est très beau et excessivement drôle. On est resté sur le film coup de poing qui dénonce une réalité, mais pour moi il faut aussi le voir comme une comédie jouissive et acide, regorgeant de fantaisie et d’humour. La Haine est bien évidemment une référence pour Le Dernier des Céfrans, mais pour l’esthétique et l’humour, j’aime l’univers des frères Coen et j’ai davantage travaillé sur un décalage pour tordre la réalité sans avoir l’aspect dramatique qu’on trouve dans La Haine.

Quelle était votre ligne directrice pour l’esthétique ?

On est tous le fruit de nos expériences cinématographiques, j’ai donc puisé dans le cinéma que j’aime regarder. Esthétiquement, il m’intéressait de questionner l’espace de la banlieue sous un autre angle que la vision un peu éculée qu’on peut avoir. J’ai projeté les personnages dans un espace assez vide qui les inscrit vraiment dans leurs réflexions du moment. Et c’est en même temps une banlieue en mutation, ce qui est la réalité d’aujourd’hui.

Pourquoi avoir choisi la musique classique pour la bande-son du film ?

Ça rejoint l’envie de décalage que j’évoquais précédemment. Personnellement, je voulais inscrire la banlieue française dans l’histoire du pays. Les banlieues françaises sont trop souvent victimes d'exclusion alors qu'elles font partie intégrante du destin de notre pays, de son présent, de son histoire et de son avenir. Il y a un pont entre la musique classique, qui renvoie à une certaine idée de la France, celle des rois et les cités. Il ne faut pas oublier que la basilique de Saint-Denis est la dernière demeure des rois de France... Lorsque j'écoute un rappeur qui utilise des samples de musique classique, je ne me dis pas que j’écoute juste de la musique « de banlieue » mais je vois aussi des compositions d’un artiste français qui s'inscrit dans un héritage.

La scène de Rémi face aux deux militaires est aussi drôle que consternante par le regard que pose son interlocuteur sur sa religion musulmane. « La France déclare la guerre à un pays musulman, vous êtes de quel côté ? », lui demande-t-il par exemple…

L’humour peut mettre le doigt sur des choses très dures voire graves. Cette question permet d’interroger sur le racisme ordinaire. Il est insidieux, présent en France au quotidien et pourtant on ne le relève pas alors qu’il doit être questionné. Il est accepté dans la société alors que c’est intolérable. Il est plus facile de poser des grandes questions idéologiques sur le racisme que sur les préjugés et stéréotypes acceptés en France. Le regard d’une partie de la société française sur l’islam est lui aussi problématique. J’aborde ce sujet en évoquant la religion comme une présence dans le film : elle fait partie de l’identité de Rémi et de ses amis, mais intégrée dans une sociabilité.

Vous travaillez actuellement sur un long métrage, Opération Choukran, centré lui-aussi sur le personnage de Rémi. Qu’est-ce qui vous a poussé à vouloir retrouver ce personnage ?

J’avais l’impression de ne pas avoir fini de raconter ce qu’il pouvait y avoir autour de ce personnage et ces deux militaires. Je nourris ce projet depuis plusieurs années et je pense avoir abouti à un scénario qui me satisfait. Il faut imaginer Rémi trois ans plus tard, avec sa petite amie qui est la mère de son enfant. Le film démarre le jour où il part en opérations extérieures dans le nord du Mali...

Vous produisez vos films au sein de Stank, un collectif d’auteurs-producteurs. Que vous apporte cette structure ?

Le Dernier des Céfrans est un peu le film qui a lancé notre aventure collective. L’idée de départ est simple : nous avions envie de faire nos films nous-mêmes, de les façonner à l’intérieur de cet espace qui nous donne plus de liberté. Nous n’avons pas de ligne éditoriale définie, chacun a son univers mais nous nous accompagnons mutuellement. Nous avons appris avec le temps à fabriquer et produire nos films et nous avons la chance d’avoir sorti des projets qui rencontrent un public et qui nous donnent l’opportunité de nous projeter dans l’avenir.

Le Dernier des Céfrans a été aidé par le CNC.