Jean Gruault, au fil de sa plume

Jean Gruault, au fil de sa plume

10 juillet 2020
Cinéma
Mon Oncle d'Amérique
Mon Oncle d'Amérique Andrea Films - DR - TCD
Figure de l’ombre mais centrale de la Nouvelle Vague, cet auteur a collaboré avec Jacques Rivette, François Truffaut mais aussi Alain Resnais. C’est lui qui a notamment rendu possible la greffe entre l’aspect scientifique et la puissance romanesque de Mon Oncle d’Amérique. A l’occasion des quarante ans de ce film hors-norme, portrait d’un grand auteur.

Dans les bonus de l’édition vidéo de Mon Oncle d’Amérique, Jean Gruault est le plus loquace de tous les intervenants. On le voit face caméra raconter avec gourmandise et humour cette aventure si particulière. Le scénario du film d’Alain Resnais est guidé par les théories du biologiste Henri Laborit, spécialiste du système nerveux, à partir desquelles se déploie un récit romanesque autour du destin plus ou moins croisé de trois personnages. Ce film, célébré à Cannes en 1980, a tout juste quarante ans.
Jean Gruault parle devant une étagère où trônent des dossiers de toutes les couleurs, soigneusement rangés. On devine sans peine ce qu’ils peuvent bien contenir : rien de moins que la mémoire vive et secrète des films des plus grands cinéastes français. Jacques Rivette, François Truffaut, Alain Resnais, André Téchiné... Il y a aussi Chantal Akerman et Roberto Rossellini. Jean Gruault leur a prêté sa plume à partir de la fin des années cinquante faisant de lui l’une des figures de l’ombre de la Nouvelle Vague. Citons : Paris nous appartient, Jules et Jim, Les Carabiniers, Les Deux Anglaises et le Continent, L’Enfant sauvage, La Chambre verte, Les Sœurs Brontë, Mon oncle d’Amérique, Les Années 80, La Vie est un roman, L’Amour à mort

Jean Gruault est un scénariste. La chose est entendue. C’est tout de même un peu court. « On résume toujours mon travail à ce que j’ai accompli sur les films des autres, déplore-t-il face caméra avec une pointe d’amusement qui empêche d’y voir une réelle amertume. On oublie que j’ai aussi écrit des pièces et un roman… » L’homme fut aussi comédien de théâtre avant que le jeune François Truffaut ne l’en détourne pour la machine à écrire.

« Ami ennemi »

Jean Gruault fréquente les mêmes lieux cinéphiles que Truffaut et la bande des Cahiers du cinéma dans le Paris des années cinquante. C’est un amoureux fou de cinéma - comme les autres - mais lui refuse de se voir comme un auteur en devenir. Il préfère être sur les planches. Gruault s’amuse tout de même à écrire des petites pièces pour la radio et collabore avec Jacques Rivette à ce qui est aujourd’hui considéré comme le premier film « Nouvelle Vague », Paris nous appartient. Un film que va voir le jeune Doinel avec ses parents dans Les Quatre Cents coups, clin d’œil amical de François Truffaut.

Truffaut justement, impressionné par le film de Rivette se rapproche de Gruault et lui donne à lire le roman d’Henri-Pierre Roché, Jules et Jim, en vue d’une adaptation. C’est le début d’une longue et prolifique amitié. Dans ses mémoires, Gruault préfère qualifier le cinéaste d’« ami ennemi ». Et de fait leurs relations seront houleuses, basées sur une méthode de travail bien précise. Truffaut donne à son scénariste un roman, des notes, des références, des idées, une liste de films à voir… A lui de s’en dépêtrer, d’en démêler les fils et de sentir ce que Truffaut cherche à exprimer. Il en résulte une multitude d’allers-retours où le cinéaste au ton professoral rature et corrige son « élève ». Gruault ne sera pas tendre non plus envers Truffaut. On sait par exemple sa déception ressentie en découvrant L’Histoire d’Adèle H. Jean Gruault restera surtout l’homme des films historiques de Truffaut. Il fera aussi l’acteur dans L’Enfant sauvage en homme élégant et vaguement hautain.

« Jamais je ne travaillerai avec ce type ! »

Avec Alain Resnais, sa relation sera tout autre. Le réalisateur d’Hiroshima, mon amour ou encore de L’Année dernière à Marienbad dont Jean Gruault ne goûte guère les expérimentations, est plus sur la retenue. Gruault se souvient de leur première rencontre à la fin des années soixante-dix dans sa maison du XIXe arrondissement parisien. « Il arrive, grand mec assez froid, très british. Il parle peu. Pour amuser mes enfants, je projette des films en Super 8 de Griffith et Chaplin. On s’est tous mis à regarder ça. Il s’est endormi. Quand il est parti, je me suis dit : « Jamais, je ne travaillerai avec ce type ! » » Il évoque aussi un gâteau au chocolat spécialement préparé par sa femme que Resnais n’a même pas pris la peine de goûter. Qu’importe. Les grandes rencontres sont aussi faites de rendez-vous manqués.

Il y aura donc Mon oncle d’Amérique puis La Vie est un roman et L’Amour à mort. Et contrairement à Truffaut, pas de ratures dans les marges. Le british Resnais est plus smart. Mon oncle d’Amérique est une commande. C’est Henri Laborit, fasciné par le travail de Resnais, « le seul cinéaste capable de filmer l’intériorité du cerveau humain », qui suggère son nom pour « mettre en scène » ses théories. « C’est grâce à une amie commune qu’Alain Resnais m’a contacté à son tour, poursuit Jean Gruault. Son projet Providence était retardé. A la base, Mon oncle d’Amérique devait être un court métrage. On a développé des histoires à partir des théories de Laborit. J’y ai mis pas mal de mes souvenirs personnels, notamment à travers le personnage incarné par Roger Pierre. »  Le film sera un succès artistique et public.

« Un moustique en folie »

A la mort de François Truffaut en 1984, Jean Gruault voit leur dernier projet commun, Belle époque, brusquement arrêté. Il y a aussi dans les cartons le scénario d’un film non tourné, Histoire de Julien et Marguerite, que reprendra finalement Valérie Donzelli avec l’aide de l’auteur. Le film, rebaptisé Marguerite et Julien, sera projeté en compétition au Festival de Cannes en 2015, quelques jours avant sa mort à l’âge de 90 ans. Jean Gruault a notamment publié deux pièces de théâtre dont Crucifixion dans un boudoir turc, un récit autobiographique, Ce que dit l’autre, où il compare François Truffaut « à un moustique en folie » et deux romans.