Marguerite Duras et le cinéma

Barrage contre le Pacifique de René Clément (1958)

C’est en 1950, en pleine guerre d’Indochine, que Marguerite Duras publie Un barrage contre le Pacifique, d’inspiration largement autobiographique, où elle raconte les déboires d’une veuve, propriétaire d’une concession en Indochine qui tente de protéger ses rizières contre les marées et les typhons du Pacifique. Dix ans après avoir entamé sa carrière d’écrivaine avec un essai coécrit avec Philippe Roques, L’Empire français, c’est ce roman qui va la révéler au grand public, après avoir frôlé le prix Goncourt. Dix ans plus tard, Un barrage contre le Pacifique sera aussi sa première œuvre à être adaptée sur grand écran. Une production internationale réunissant un producteur italien (Dino de Laurentiis), des acteurs américains et italiens (Anthony Perkins, Silvana Mangano) et un réalisateur français, René Clément, l’homme de La Bataille du rail qui venait de tourner une autre adaptation, celle de L’Assommoir d’Émile Zola. Quand il commence à développer le projet, au cœur des années 50, De Laurentiis a un trio d’acteurs en tête : Anna Magnani, Peter Ustinov et James Dean. Mais l’Oscar de la meilleure actrice pour La Rose tatouée bouleverse la carrière de la première, le deuxième préfère jouer un trafiquant d’esclaves dans Spartacus et le troisième meurt prématurément, le 30 septembre 1955, dans un accident de voiture. De Laurentiis change donc son fusil d’épaule et recrute Silvana Mangano, l’héroïne de Riz amer, Anthony Perkins dont la carrière prendra une autre dimension deux ans plus tard avec Psychose et Nehemiah Persoff qui jouera en 1959 le chef de la mafia de Certains l’aiment chaud. Le tournage se déroule entre la Thaïlande et le studio de Cinecitta. À la lumière, pour son premier film en Technicolor, Clément fait appel à Otello Martelli, le directeur de la photo de La Strada et de La Dolce Vita. Cinquante ans plus tard, Rithy Panh adaptera à son tour Un barrage contre le Pacifique avec Isabelle Huppert, Gaspard Ulliel et Astrid Bergès-Frisbey.

Moderato Cantabile
Moderato Cantabile Productions Iéna - Documento Films 

Moderato cantabile de Peter Brook (1960)

Un meurtre vient de se produire. La femme d’un industriel d’une petite ville de la région de Bordeaux, riche et désœuvrée, tente de s’approprier ce drame… C’est un court roman d’un peu plus de 100 pages, considéré par beaucoup de critiques littéraires comme l’un des sommets du Nouveau Roman. Une intrigue minimale mais un style singulier où la répétition languissante de scènes en apparence banales finit par créer une atmosphère envoûtante. L’adapter sur grand écran paraît cependant une gageure. C’est Peter Brook, l’immense metteur en scène de théâtre qui s’en empare avec l’aide de Gérard Jarlot (futur coauteur du scénario d’Une aussi longue absence, Palme d’or 1961) et Marguerite Duras qui, en parallèle, a pris le relais de Françoise Sagan pour écrire le scénario de Hiroshima mon amour d’Alain Resnais. Brook apporte des modifications notables au roman, faisant notamment de son héroïne une femme en quête perpétuelle de séduction. Si bien que, malgré son admiration pour Jeanne Moreau – qui décroche le prix d’interprétation à Cannes en 1960 – Duras finira par récuser le film, exprimant son regret de ne pas avoir elle-même porté à l’écran Moderato cantabile. Son envie de réaliser naissante prendra forme en 1967 avec La Musica, tiré de sa propre pièce.

India Song 
India Song Tamasa Distribution 
 

India Song de Marguerite Duras (1975)

Au départ, il y a un roman Le Vice-Consul, publié en 1966, puis la pièce de théâtre, India Song, qui en reprend le thème et les personnages, avant que Marguerite Duras n’en signe l’adaptation cinématographique. India Song est son sixième film. Elle y retrouve Delphine Seyrig, l’héroïne de La Musica, et Michael Lonsdale qu’elle a déjà dirigé à deux reprises (Détruire dit-elle et Jaune le soleil). Duras a peu de moyens pour ce long métrage qu’elle va tourner en douze jours en Île-de-France, le bois de Boulogne faisant office des îles du delta du Gange. À ses côtés, on retrouve comme premier assistant Benoît Jacquot (qui débute au même moment sa carrière de réalisateur avec L’Assassin musicien) et Bruno Nuytten (qui vient de signer la lumière des Valseuses) à la photographie. Le tournage débute par une scène de bal. Duras demande aux acteurs de jouer sur la musique. Son ingénieur du son lui explique que c’est impossible. Elle demande donc aux comédiens de se taire pour n’enregistrer que la musique. C’est là que naît ce qui va faire la singularité d’India Song : la désynchronisation entre ce que Duras appellera « le film des voix » et « le film des images », les paroles des personnages n’étant jamais accompagnées du mouvement de leurs lèvres. Le résultat divise mais décroche une sélection hors compétition à Cannes et trois nominations aux César (actrice, son et musique composée par Carlos d’Alessio). Mais Duras n’en a pas fini avec India Song. Elle écrit des paroles sur le thème principal de d’Alessio qui devient une chanson interprétée par Jeanne Moreau. Puis elle réutilisera la bande-son du film pour raconter une tout autre histoire, filmée dans une maison délabrée l’année suivante, pour Son nom de Venise dans Calcutta désert.

L'Amant 
L'Amant  Films A2 - Fox Pathé Europa 
 

L’Amant de Jean-Jacques Annaud (1992)

C’est en 1987, alors qu’il produit L’Ours, que Claude Berri suggère à Jean-Jacques Annaud – dont il sait l’envie de mettre en scène un récit au féminin – d’adapter L’Amant de Marguerite Duras. Publié en 1984 et lauréat du prix Goncourt, ce livre qui relate la relation charnelle entre une jeune fille occidentale et un homme chinois dans l’Indochine des années 20 s’est vendu à près de 2,4 millions d’exemplaires. Annaud se plonge dans le roman et l’ébauche de scénario que lui fait passer Berri. Mais il décline. Parce qu’il sait qu’il n’y a que des coups à prendre pour un cinéaste populaire comme lui à adapter Duras et qu’il craint de ne pas retrouver dans leurs rapports cette fluidité qui avait prévalu lorsqu’il avait travaillé avec Umberto Eco pour Le Nom de la rose. Berri entend ses réserves et commence à parler du projet avec d’autres cinéastes. Annaud va cependant le garder dans un coin de sa tête et quand Berri remonte à l’assaut deux ans plus tard, il lui propose de se pencher sur l’adaptation avec son scénariste de La Guerre du Feu et de L’Ours, Gérard Brach. Le résultat et un voyage au Vietnam le convaincront de la possibilité d’une telle aventure. Mais en se concentrant sur la seule passion amoureuse et en délaissant la part la plus autobiographique du roman, il « trahit » forcément Duras. Entre le cinéaste et la romancière, le ton d’abord courtois va monter et Annaud ira au bout du scénario et du film seul. À la sortie, comme Annaud s’y attendait, L’Amant est mal accueilli par la critique mais va réunir plus de 3,5 millions d’entrées, décrocher 7 nominations aux César – dont celui du film étranger – et remporter le César de la meilleure musique, signée Gabriel Yared. En réponse, Duras écrit L’Amant de la Chine du Nord, sa propre réécriture de L’Amant. Comme pour avoir le dernier mot.

La Douleur
La Douleur  Les Films du Losange 

La Douleur d’Emmanuel Finkiel (2017)

Marguerite Duras s’est éteinte le 3 mars 1996. Onze ans plus tard, Emmanuel Finkiel décide d’adapter les deux premiers chapitres de La Douleur, récit publié en 1985 dans lequel Duras revenait sur les mois passés à attendre des nouvelles de son époux Robert Antelme, grande figure de la Résistance, qui reviendra des camps de la mort en 1945. Finkiel avait adoré ce livre dès sa première lecture à 19 ans, le personnage de Duras lui rappelant son père, dont les parents et le frère sont morts à Auschwitz. Mais c’est à Elsa Zylberstein qu’il doit son passage à l’acte quand la comédienne vient le voir pour lui en proposer l’idée. Celle-ci n’incarnera pas Duras à l’écran mais restera coproductrice d’un projet que Finkiel développe en s’éloignant de toute idée de biopic pour rester le plus possible fidèle à l’œuvre de départ, où Duras a volontairement pris de la distance avec la réalité des faits. Ce parti pris se retrouvera dans son processus de casting pour trouver l’interprète de Marguerite Duras où Finkiel fera fi de la ressemblance physique. Mélanie Thierry décrochera ce rôle et l’une des 8 nominations de La Douleur (dont meilleur long métrage) aux César 2018. Une cérémonie dont le film repartira bredouille.