Stéphanie Pillonca : comment filmer le handicap ?

Stéphanie Pillonca : comment filmer le handicap ?

18 mai 2021
Cinéma
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Apprendre à t'aimer
Apprendre à t'aimer Jean-Claude Moireau-Wonder Films-M6
La réalisatrice de Laissez-moi aimer et Apprendre à t’aimer revient pour le CNC sur son parcours et plus spécifiquement sur la manière dont elle a exploré la thématique du handicap, à travers la fiction ou le documentaire.

Qu’est-ce qui vous a poussée à devenir réalisatrice ?

Étant née dans un petit village du sud de la France, je n’y étais pas du tout destinée. Je n’ai d’ailleurs pas suivi d’études de cinéma, mais je suis montée à Paris tenter la classe libre du Cours Florent que j’ai décrochée. Je garde un souvenir ému de cette année avec, dans ma classe, Sylvie Testud, Laurent Lafitte... Après, j’ai un peu joué au théâtre, au cinéma et à la télévision. Puis, très vite, je me suis retrouvée chroniqueuse pour la télé dans différents divertissements. Je m’y mettais en scène dans des chroniques qu’on devait monter et réaliser. C’est ainsi que j’ai appris sur le tas en dirigeant une petite équipe pour ces programmes de trois minutes. J’en ai fait à peu près 300. Comme j’aimais raconter et fabriquer des histoires, j’ai accompagné Gustave Kerven [son mari, ndlr] sur un court métrage, Ya Basta?!, que j’ai produit et dans lequel j’ai joué. L’histoire de la fermeture d’un centre pour handicapés mentaux qui pousse ses pensionnaires et leurs éducateurs à prendre leur destin en main. J’ai toujours été sensible à la thématique de la différence. Mais c’est vraiment avec cette immersion dans ce centre que j’ai rencontré le handicap. Ça m’a autant serré le cœur que subjuguée.

En 2011, je suis passée à la réalisation avec le court métrage Bocuse, dans lequel Anémone joue une mère égocentrique, impotente et empoisonneuse. Je voulais développer cette idée que ce que l’on voit des êtres n’est pas forcément ce qu’ils sont. Ce qui est exactement la réaction qu’on a souvent face au handicap.

Comment le handicap a-t-il inspiré vos films suivants ?

Lors d’une projection de Bocuse à la Cité des sciences, j’ai vu une jeune femme venir vers moi en fauteuil roulant. Alex, une rousse flamboyante, exubérante, fantasque, hypersexualisée, avec des piercings sur tout le corps. Elle m’a donné un petit papier sur lequel était écrite l’adresse de son site. Quand elle a quitté le lieu, elle a traversé l’esplanade sous la pluie et le vent et c’était comme un plan-séquence de cinéma. J’ai eu immédiatement envie d’en savoir plus sur cette fille. Je suis donc allée sur son site et j’ai découvert qu’il s’agissait de photos érotiques. J’ai d’abord été choquée puis très vite je me suis demandé pourquoi, alors qu’on est tous, a priori, affranchis face à ce type d’images. Est-ce parce que ce corps n’est pas conforme à notre normalité, à nos désirs, à nos fantasmes ? Pendant un an, je suis allée régulièrement consulter son site, je notais tout ce qu’elle faisait : elle sautait en parachute, elle militait pour les sans-papiers, elle s’enchaînait à des arbres pour empêcher qu’on les abatte… Et j’ai fini par lui écrire pour lui dire mon envie de faire un film sur elle qui vit son handicap comme une opportunité. J’en ai parlé à Véronique Cayla, alors à la tête d’Arte. Elle m’a conseillé de commencer par trouver un producteur. Ce que j’ai fait. Et c’est ainsi qu’est né mon premier film Je marcherai jusqu’à la mer, en 2013.

À partir de là, j’ai vraiment été accompagnée de manière exceptionnelle par Arte qui souhaite des documentaires de création traités comme du cinéma : sans commentaire, sans synthé, avec une exigence incroyable dans la lumière, le son... Je peux dire que c’est Arte qui m’a appris à devenir réalisatrice.

C’est aussi grâce à cette chaîne que Je marcherai jusqu’à la mer a fait le tour du monde et que j’ai pu réaliser dans la foulée Un amour absolu, sur un monastère de moniales en Israël où vit ma sœur cadette, puis Laissez-moi aimer sur les danseurs d’une troupe partiellement composée d’artistes handicapés.

Quelle est votre démarche pour traiter ce sujet du handicap ?

Une approche très populaire. Avec Laissez-moi aimer, j’ai voulu parler de l’homosexualité et du handicap à travers les petits détails du quotidien. Dans le but de montrer que, quand on voit des gens «?différents?» dans la rue, on n’imagine pas une seule seconde à quel point ils sont beaux, méritants, flamboyants, engagés, citoyens... Dans mes films sur le handicap, je cherche à bousculer ces a priori qu’on a tous, moi la première. Ça ne passe donc pas par la cérébralité, mais à l’inverse par des choses très concrètes de la vie de tous les jours. Les grands discours me fatiguent vite, je crois aux témoignages du quotidien. Là encore, j’ai eu la chance que ce documentaire rencontre le succès. Il m’a permis de réaliser C’est toi que j’attendais, un film sur l’adoption qui sortira en salles cette année grâce à Pyramide, ainsi qu’une fiction, Apprendre à t’aimer pour M6.

Vous conservez la même démarche quand vous parlez du handicap à travers la fiction ?

J’ai réalisé ma première fiction en 2016 avec une histoire d’empoisonneuse, Fleur de tonnerre, un film en costumes produit pour moins d’un million d’euros en cinq semaines et qui m’a appris à diriger des comédiens. Quand il y a peu de moyens, on est porté par l’énergie de tous. Je suis une besogneuse qui apprend des entraves. Et je fais les choses de la même façon que je tourne un doc ou une fiction, pour le cinéma, pour Arte ou pour M6. Je veux faire du beau. Même si je suis diffusée en télé, je fais un film de cinéma avec un chef op de cinéma, un découpage de cinéma... Pour Apprendre à t’aimer, j’ai voulu tourner dans le village où j’ai grandi, avec l’association Au nom de la danse où personnes valides et personnes handicapées dansent ensemble. Cette fiction est née des témoignages que j’avais recueillis pour Laissez-moi aimer où des parents m’avaient confié leurs réactions quand ils avaient découvert que leur enfant était trisomique et la façon dont cette naissance avait pu faire imploser certaines vies.

Pour moi, si on construit son scénario à partir d’histoires vraies, on ne peut pas se planter. Notre légitimité vient de là. 

Apprendre à t’aimer a réalisé un carton d’audience sur M6. Qu’est-ce que ça a changé pour vous ?

Je me considère une passeuse. Le plus important a été la réaction positive des familles dont j’avais recueilli les témoignages. La certitude que je ne les avais pas trahies. Le succès d’audience ouvre, lui, des portes jusque-là fermées, il permet d’être écouté. Il faut donc le savourer en en faisant quelque chose, car on sait bien que ça ne dure pas. J’ai voulu m’en emparer au service de la bonne cause, même si ça paraît un peu neuneu de dire ça. Mais mon parcours témoigne, je crois, de ma sincérité.

C’est ainsi qu’est né Invulnérables que vous tournez actuellement ?

Oui, j’aurais pu choisir de donner une suite à Apprendre à t’aimer. Mais là encore, je me suis nourrie des témoignages des parents de trisomiques 21 que j’avais rencontrés et qui m’avaient confié qu’il faudrait aussi parler de ces enfants handicapés quand ils deviennent de jeunes adultes. Le regard posé sur eux, leur rapport au travail et à l’amour. Je les ai écoutés me raconter leurs enfants devenus grands, je suis allée voir des associations… Est née une histoire que j’ai eu envie de raconter : celle d’Antoine, 25 ans, porteur de trisomie 21, documentaliste dans un collège qui mène une vie bien réglée entre famille et amis jusqu’au jour où il fait la connaissance d’une jeune surveillante dont le rêve secret est de devenir chanteuse et pour laquelle il se prend d’affection. Dans ma démarche, les comédiens tiennent un rôle essentiel. Car je leur demande de mettre énormément d’eux dans leurs rôles. Je suis émerveillée et fascinée par les comédiens et leur capacité de se mettre à nu. Sur un plateau, je ne suis pas derrière un combo, mais tout près d’eux et je leur parle à l’oreille au lieu de crier.

Car un acteur, c’est tout à la fois ce qu’il y a de plus fort et de plus fragile. Au mot « action », plus rien ne compte pour lui que jouer. Ça me bouleverse.

Avec évidemment la contrainte du temps car il faut tourner vite, même si j’en ai l’expérience. J’ai été habituée à ce qu’on ne croit pas en moi donc je bosse énormément pour avoir toutes les réponses possibles y compris aux questions qu’on ne me posera pas. Mon cerveau est formaté pour ne pas décevoir. J’ai eu un temps du ressentiment par rapport à ça. Aujourd’hui, je suis apaisée car je sais ce que ça m’a appris : travailler vite, être courageuse, aller au bout de mes idées.