Un studio derrière les barreaux

Un studio derrière les barreaux

28 novembre 2019
Cinéma
Le Studio - Lieux Fictifs
Co-fondée par Caroline Caccavale et Joseph Césarini, Lieux Fictifs est une association à travers laquelle les réalisateurs ont créé à la prison des Baumettes (Marseille) un studio de cinéma permettant de diffuser des films mais également de former les détenus aux métiers du 7e Art et de produire des films et des programmes audiovisuels. Caroline Caccavale nous explique les enjeux et les particularités de ce projet.

Comment est né le projet Lieux Fictifs ?

Tout a débuté à la fin des années 1980. Joseph Césarini et moi avons pendant deux ans, avec le cinéaste Renaud Victor, tourné, nuit et jour, un documentaire dans la prison des Baumettes, à Marseille. C’était une expérience très forte, nous avions véritablement vécu à l’intérieur de la prison. De cette première approche est née notre volonté de renverser le regard, de faire de la création d’images au sein du centre pénitentiaire avec les personnes détenues. Et de voir comment les détenus eux-mêmes peuvent se penser et construire un regard au sein de la prison, et regarder la société. En 1994, nous avons dans ce but lancé la structure Lieux Fictifs, afin de créer un lieu qui permettrait de poursuivre et de donner corps à cette réflexion. En 1997, « le studio », un lieu spécifique destiné à ce travail sur l’image, a été construit au sein de l’établissement pénitentiaire des Baumettes, dans les anciennes cours de promenade des quartiers haute sécurité. Le projet a été mis en œuvre en partenariat avec le Centre pénitentiaire de Marseille-les Baumettes, le Service pénitentiaire d’insertion et de probation 13 et la Direction interrégionale des services pénitentiaires Sud Est.
 

L’administration pénitentiaire a-t-elle été difficile à convaincre ?

Non, mais les choses ont pris du temps. Cela a été un processus de co-construction. Il s’agissait d’intégrer une culture (le cinéma) au cœur d’une autre culture (pénitentiaire). Ce qui n’est pas simple !

Quels étaient vos différents objectifs, à travers l’implantation de ce lieu de cinéma au sein d’un établissement pénitentiaire ?

L’idée première était effectivement de créer un lieu de cinéma permanent au cœur de la prison. Mais nous souhaitions aborder cette question du cinéma à travers différents champs, pas seulement la diffusion de films. L’apprentissage était un point essentiel pour nous, car nous voulions que cet endroit permette aux détenus de bénéficier d’une formation préqualifiante.

Nous pensions également que le cinéma pouvait occuper une place très importante dans un processus de socialisation, qu’il pouvait être au cœur d’une remise en relation avec la société et le monde extérieur. Diffusion, transmission (projeter des films dans des conditions de salles de cinéma), formation et fabrication, à travers des moyens techniques et un plateau, donc production : ces grandes idées étaient présentes dès l’origine du projet.

Comment fonctionne le volet formation de Lieux Fictifs ?

Cette formation audiovisuelle est donnée toute l’année sous la forme de deux sessions. Elle s’adresse à chaque session à une dizaine de personnes détenues. Donc, en tout, entre 20 et 30 personnes sur l’année. C’est un premier axe de travail, qui permet aux détenus de toucher une rémunération car ils sont stagiaires. C’est préqualifiant, pas qualifiant, car la durée ne permet pas d’avoir assez d’heures. Cette formation permet une approche de l’ensemble des postes techniques : écriture, tournage, caméra, lumière, plateau, prise de son, montage… On dispose d’un équipement professionnel, les conditions sont similaires à ce qu’elles seraient à l’extérieur.

Lieux Fictifs s’inscrit également dans un processus de fabrication. Il ne s’agit pas uniquement d’un enseignement théorique…

Effectivement, nous nous inscrivons dans une dynamique de production. On n’apprend pas juste des techniques mais on les inscrit dans un processus de projet, de fabrication, de production audiovisuelle. L’enjeu, c’est chaque fois de produire un film, un court métrage, une émission… Ces productions sont diffusées en grande partie sur le canal vidéo interne des Baumettes. Notre objectif est qu’elles puissent, progressivement, être diffusées dans d’autres établissements pénitentiaires. Certains projets donnent naissance à des films qui sont également diffusés à l’extérieur (festivals, programmation en salle...).

Pourriez-vous nous donner un aperçu des programmes produits aux Baumettes ?

Ils sont assez variés. Il y a par exemple des programmes de fiction, comme « Wesh Taxi », une série de courts métrages écrits, tournés et interprétés par des détenus et se déroulant dans un décor unique, un taxi, reconstitué en studio avec un fond vert. Chaque trajet fait l’objet d’une micro-histoire autour de phénomènes de société. Nous avons également une série d’émissions de cuisine, « Prison Breakfast ». Chaque année, depuis 8 ans, nous invitons un chef étoilé à rencontrer les détenus et à écrire avec eux une série d’émissions de cuisine avec comme base des ingrédients « cantinables », donc qui peuvent être achetés en détention, et des ustensiles autorisés en détention. Il y a encore un autre programme phare que l’on met en place avec tous les festivals de cinéma de la région. Ils sont invités à venir faire un « temps » au sein de la prison. Ce sont des rencontres qui vont se tourner sur plateau, entre acteurs, réalisateurs, directeurs de festivals... On programme aussi des films des réalisateurs primés. Il y a par ailleurs d’autres émissions avec des thématiques plus ponctuelles. On trouve donc à la fois de la production faite par les détenus et aussi la composition de programmes avec des productions des détenus agrémentées de films soit issus du catalogue Images de la culture du CNC, soit de réalisateurs et producteurs avec lesquels nous passons des accords. Nous sommes parvenus à déployer tout cela progressivement, en tissant petit à petit des coopérations sur tout le territoire, autour de ce studio.

Le studio n’est plus situé au même endroit qu’au moment de sa construction…

Il a été déménagé, car les Baumettes vont en effet être totalement détruites en 2020 pour être reconstruites. Le projet a été de reconstruire un nouveau studio dans un quartier particulier de la prison, qui lui aussi était en train de naître : la SAS, structure d’accompagnement à la sortie, qui est une unité expérimentale s’adressant à des détenus dont la peine va prendre fin dans moins de 18 mois. Ce sont ces détenus qui peuvent bénéficier de ces formations et de ces programmations de films ; en revanche, les productions sont diffusées à l’ensemble des personnes incarcérées aux Baumettes. C’est un nouvel enjeu pour nous : ce nouveau quartier nous permet d’aller plus loin dans le travail sur le dedans/dehors, la volonté de construire une plus grande porosité, pour faire entrer plus facilement la société civile à l’intérieur de ces studios et faire davantage sortir les détenus hors de la prison, ce qui est possible avec les détenus en fin de peines. Nous pouvons sortir régulièrement à l’extérieur pour tourner, et le studio va pouvoir être aménagé en salle de cinéma ouverte à la société extérieure pendant le temps des festivals. C’était aussi un enjeu pour nous : que le cinéma construise cet espace commun entre le « dedans » et le « dehors ». L’ensemble des acteurs de la filière cinéma de la Région Sud PACA (festivals, producteurs, réalisateurs, exploitants…) se sont mobilisés autour de Lieux Fictifs, pour co-construire une programmation annuelle dans la salle de cinéma du studio Image et mouvement de la SAS. L’aménagement de cette salle de cinéma été financé par la Direction interrégionale des services pénitentiaires Sud Est, la Région Sud PACA et la Ville de Marseille. L’ouverture de la salle de cinéma s’est faite en novembre, avec Images de ville, dans le cadre de la 17e édition du Festival du film sur l’architecture et l’espace urbain. Plus d’une quarantaine de professionnels et une vingtaine de personnes détenues ont partagé ce temps de programmation avec le film D’ici là de Matthieu Dibelius.

Quel est l’impact sur les détenus d’un projet comme Lieux Fictifs ?

Il y a un impact en termes de formation, mais qui reste à la marge, car tous les détenus qui passent par cet apprentissage ne vont pas travailler dans l’audiovisuel ou la culture. Même si des parcours se construisent – certains ont poursuivi des formations plus qualifiantes dans ce domaine.

La question de fond, c’est l’ouverture que permet cette formation. Car elle va automatiquement avoir des effets sur la personne et ces effets sont transférables dans d’autres champs, très larges : relations nouvelles avec son milieu familial et son entourage, nouveau rapport à la connaissance et à l’apprentissage, ouverture sur d’autres mondes que l’on n’imaginait pas forcément. Pour un détenu, s’inscrire dans cette démarche peut remettre en mouvement, augmenter sa capacité à se reconstruire pour se réenvisager au sein de la société, reprendre confiance en lui et acquérir de nouvelles capacités qui vont ensuite conforter des projets personnels.

 

prison miroir

L’espace culturel La Friche la Belle de Mai, en complicité avec Lieux Fictifs, consacre depuis octobre 2019 et jusqu’au 23 février 2020 plusieurs mois à l’exploration de la relation entre la prison, la société et l’art à travers l’événement Prison Miroir. Au programme, deux expositions photographiques réalisées dans des prisons et à l’Ecole nationale de l’Administration pénitentiaire, « Détenues », de Bettina Rheims, et « Un œil sur le dos », d’Arnaud Théval, une rétrospective des films produits et réalisés par Caroline Caccavale et Joseph Césarini… Le 7-8 février 2020 sera organisé un grand week-end proposant projections, tables rondes et rencontres, en présence notamment de la journaliste Laure Adler.