Hommage de Pascale Ferran à Pierre Chevalier

Hommage de Pascale Ferran à Pierre Chevalier

09 mai 2019
Professionnels
Pierre Chevalier
Pierre Chevalier Arte
Hommage de la réalisatrice Pascale Ferran prononcé le 7 mai au CNC lors d'une soirée en hommage à Pierre Chevalier. Chef du service des aides sélectives de la Direction du cinéma de 1983 à 1990, puis président de l’avance sur recettes au CNC de 2008 à 2009, directeur de l'unité fiction d'Arte France dans les années 1990, Pierre Chevalier a révélé Olivier Assayas (L'Eau froide), Cédric Kahn (Trop de bonheur), Claire Denis (US Go Home), Cédric Klapisch (Le Péril jeune)…

Pour être tout à fait sincère, il y a une grande étrangeté pour moi à prendre la parole seule, à l’intérieur d’un hommage privé rendu à Pierre Chevalier, alors qu’il a travaillé avec plus de 250 réalisateurs à travers le monde.

Comme vous le savez peut-être, Pierre a souhaité un hommage réduit au minimum,  à l’image de son goût de l’ombre, de sa discrétion, de son refus de se mettre en avant, qui ne faisait qu’un avec son refus de se prendre au sérieux.

Et cette discrétion est peut-être ce qui résume le mieux la vision qu’il avait de la place qu’il occupait ou qu’il souhaitait occuper : disons, une forme de service. Produire pour lui, c’était servir et ne jamais prendre la place des auteurs avec qui il travaillait.

Je me souviens qu’il avait chez lui un petit livre d’Alfred de Vigny intitulé : « Servitude et grandeur militaire ». Et même si cette notion militaire peut paraître en parfait antagonisme avec le goût presque échevelé que Pierre avait pour la liberté artistique sous toutes ses formes, il y a pourtant dans ce titre quelque chose qui nous parle de lui : servir dans l’ombre, à la fois les institutions qui lui avaient fait confiance (le CNC, Arte, Radio France) et les auteurs à qui il accordait sa confiance, le tout enchâssé dans une discipline folle, une capacité de travail proprement stupéfiante.

 

Mais ce sens de la discrétion, cette humilité, cohabitait chez lui avec une forme de lumière, de confiance tranquille en l’autre, qu’il émettait, semble-t-il, sans presque s’en rendre compte.

Et il n’y a rien de plus précieux, je crois, de plus puissant, de plus fécond, quand on fait un film, que cette présence-là.

Pierre était le plus grand ouvreur d’horizons qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Ce n’est pas seulement qu’il rendait possible les projets les plus improbables, ceux qu’on ne s’autorisait même pas parfois à rêver, mais qu’il les rendait réel.
Certains d’entre nous ont connu cette situation :
Nous arrivions vers lui avec un nuage de désirs non encore formulés, d’hypothèses folles, d’associations narratives à l’occasion contradictoires et, en une heure de discussion, il légitimait notre désir de film, il nous offrait un cadre pour penser le projet à sa juste proportion, il imaginait un planning, proposait une durée pour le film, quand il n’allait pas jusqu’à prévoir une date de diffusion.
Nous arrivions un peu voûté par le poids de ce nuage au-dessus de notre tête, et nous repartions du rendez-vous matinal au Flore avec lui, en volant dix centimètres au-dessus du sol sur le boulevard Saint-Germain.

Avec lui, l’invention était en miroir :
Il inventait des dispositifs de production, créait des collections, nous regardait, nous choisissait, désirait notre travail, nous poussait dans nos retranchements.
Son engagement, son soutien, sa confiance, nous donnait des ailes.

A charge pour nous ensuite, d’habiter le plus librement possible l’espace qu’il avait créé, de reporter ce désir et ce regard sur les comédiens et les collaborateurs avec qui nous avions décidé de travailler, d’inventer enfin à notre tour de toutes les façons possibles des formes, des mises en scène, des dispositifs de tournage.

On sait ce que tout cela a donné :

  • L’émergence et l’accompagnement d’une génération entière de cinéastes, sans doute la plus importante artistiquement depuis la Nouvelle Vague, mais aussi, de façon tout aussi décisive, l’émergence et l’accompagnement d’une génération de producteurs, de scénaristes, de techniciens, d’acteurs, dont parfois il provoquait lui-même les rencontres, les échanges, les collaborations.
     
  • 350 films, dont certains sont les plus réussis de leur auteur, réalisés par 250 réalisateurs français ou étrangers.

Car Pierre ne cessait d’élargir les champs et les horizons aussi bien formels que géographiques.
Fidèle à une tradition cinématographique éminemment française, il n’a eu de cesse de partir à la découverte de cinéastes étrangers, notamment du continent africain, à qui il a souvent permis de forger leurs premières œuvres. Abderrahmane Sissako, Yousry Nasralah, Nabil Ayouch, Ursula Meier, Tsai Ming-liang, Walter Salles, Hal Hartley, il est impossible ici de les citer tous.

Tous ces cinéastes, surtout ceux avec qui il avait travaillé plusieurs fois, il les appelait spontanément « ses enfants ».
Et s’il était pour nous davantage un frère d’armes ou un oncle tendre et rieur qu’un père, avec ce que cela sous-entend d’autorité (voire de désir de meurtre), on peut dire, sans risque de se tromper, qu’il nous a tous aidés à grandir. Et que nous continuerons à dialoguer avec lui, à lui demander conseil, que sa présence à nos côtés, même dans l’absence, nous aidera sans cesse, à ne pas baisser les bras, à faire face à l’adversité la plus costaude – y compris financière, et dieu sait que sur le sujet il nous a bien élevés -, à ne pas en rabattre sur l’audace et la liberté artistiques.

Pierre, on le sait, n’avait pas peur de la grande quantité. Il a même théorisé l’importance pour lui de l’idée de volume : travailler sur dix projets en même temps, fournir à la Chaîne plus de cinquante heures de fiction tous les ans, c’était pour lui le meilleur moyen de prendre des risques assumés, d’assouplir, de libérer le geste de production.
Mais parmi les très nombreux films qu’il a produit, ou plutôt coproduit comme il ne cessait de le préciser lui-même, il y en avait certains peut-être un peu plus chéris que d’autres. Et même si bien sûr aucun de ceux-là ne résume les douze années qu’il a passées à diriger l’Unité fiction d’Arte, il est tentant de s’effacer maintenant devant l’un de ceux qu’il a follement aimé.