Anca Damian : « L’Île est un film au carrefour des arts »

Anca Damian : « L’Île est un film au carrefour des arts »

06 juin 2023
Cinéma
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« L'Île » d'Anca Damian
« L'Île » d'Anca Damian Eurozoom

Avec son film d’animation L’Île, la cinéaste roumaine réinterprète le mythe de Robinson Crusoé pour évoquer la crise migratoire actuelle. Elle revient sur la manière dont elle a pensé cette œuvre hybride entre poésie animée et arts numériques. Entretien.


L’Île opte pour un style foisonnant. Comment avez-vous déterminé l’apparence de votre film ?

Depuis que je réalise des films, ma méthode est toujours un peu la même. Je pars du thème que je veux aborder. C’est à partir de lui que se construisent ensuite l’histoire et les différentes péripéties que vont vivre mes personnages. Ceci posé, j’établis un concept graphique. Pour L’Île, je voulais que le spectateur se sente immergé dans le paysage décrit, qu’il puisse ressentir les choses viscéralement et devienne presque un acteur du film. D’où ce choix de la 3D (des volumes) pour la conception des décors. Au sein de ce monde, tout ce qui n’est pas naturel, à commencer par ce qui est produit par l’homme, ne devait pas s’intégrer à l’ensemble. J’ai donc gardé différentes textures ou matières (métal, plastique, tissu…) que j’ai posées sur le dessin, créant une sorte de décalage volontairement grossier.

Et pour les personnages ?

La 2D est idéale pour rendre compte des expressions des visages. Or, il fallait qu’elles soient les plus riches possibles, expriment les éventuelles contradictions des personnages. Le trait de la 2D est le plus adapté : il offre une vibration que ne permet pas l’animation en volume. Il n’y a que pour la séquence du carnaval que j’ai mixé les techniques, car cette fois les protagonistes qui participent au défilé sont des fantasmes. Les personnages du récit projettent en eux leurs désirs. Leurs corps sont en 3D, seuls leurs visages sont en 2D.

Aviez-vous envisagé de projeter votre film en 3D ?

Oui, mais c’était économiquement impossible. L’île est un film au carrefour des arts : la poésie, la musique, la chorégraphie, les arts numériques… Un objet hybride, donc complexe à financer. Une exposition immersive inspirée de mon travail, Searching for the Paradise A.R., a d’ailleurs eu lieu à Strasbourg. Les visiteurs pouvaient s’immerger dans l’univers du film avec un parcours interactif.

Pour L’Île, je voulais que le spectateur se sente immergé dans le paysage décrit, qu’il puisse ressentir les choses viscéralement et devienne presque un acteur du film. D’où ce choix de la 3D (des volumes) pour la conception des décors.

La complexité que nous évoquions avec les différentes techniques d’animation se retrouve également dans vos choix chromatiques…

Pour les couleurs, je me suis beaucoup inspirée de l’île de Lampedusa, l’une des plus au sud de la Méditerranée, qui accueille sur ses côtes beaucoup de migrants en détresse. D’où ces couleurs vives et chaudes qui évoquent l’insouciance des vacances d’été, alors même qu’on sent poindre une tristesse… À l’image du film de Lars von Trier, Melancholia, la fin du monde est proche et pourtant cela reste visuellement très beau. La mer dans mon film n’est pas bleue mais a des teintes vertes pour exprimer un certain malaise. Idem avec ces nuages roses dont la vitalité est contredite par cette couleur « chimique », peu naturelle.

Dans la narration, la tablette numérique de Robinson tient un rôle central… Pourquoi ce choix ?

Initialement, Robinson tenait un journal de bord sur un carnet. Mais je trouvais que la tablette était une façon plus moderne et expressive d’envisager les choses. Via la tablette, les pensées du personnage peuvent s’incarner : son imaginaire prend vie à l’image. Ce même imaginaire qui permet à l’humanité d’entamer un nouveau départ.


Aviez-vous des références précises en tête au moment de l’élaboration de votre film ?

Elles sont multiples, très diverses. La plus prégnante est le Burning Man, un grand rassemblement festif et artistique qui se tient chaque année dans le désert du Nevada aux États-Unis. Les participants proposent des œuvres d’art gigantesques dans ce cadre très sec, très hostile, gorgé de soleil, où la chaleur peut être accablante. Le Jardin des délices de Jérôme Bosch est central, la dualité dont je parlais y est exprimée de manière exemplaire. Concernant l’univers marin, c’est le musée sous-marin de Cancún au Mexique, avec des statues aquatiques, qui m’a servi de modèle.

Au sein de ce monde, tout ce qui n’est pas naturel, à commencer par ce qui est produit par l’homme, ne devait pas s’intégrer à l’ensemble. J’ai donc gardé différentes textures ou matières (métal, plastique, tissu…) que j’ai posées sur le dessin, créant une sorte de décalage volontairement grossier.

Quel type de recherches avez-vous entrepris pour écrire L’Île ?

J’ai effectué beaucoup de voyages à Lampedusa pour essayer de comprendre ce qui se jouait là-bas, pour toucher du doigt l’extrême violence que subissent les migrants. Une rencontre a été décisive, celle avec le jeune photographe espagnol d’origine iranienne, César Dezfuli, qui à travers son exposition Passengers a donné un visage et donc une identité à des migrants ayant survécu à un naufrage en août 2016. Parmi eux, il y avait Amadou, un Malien que César a aidé dans ses démarches administratives. Amadou m’a raconté son parcours, fait de tortures, d’humiliations et pas seulement de la part des passeurs. Il est resté deux ans en Italie où il a été exploité comme un esclave par des employeurs qui tiraient parti de sa détresse. Amadou a directement servi de modèle au personnage de Vendredi.

Le scénario de L’Île s’appuie bien sûr sur le roman de Daniel Defoe… Comment est venue l’idée de ce film ?

Le point de départ a été une conférence en marge du festival de Sundance autour des minorités. Tabitha Jackson, la directrice de l’évènement, incitait les auteurs à se réapproprier les anciens récits pour en proposer de nouvelles perspectives. J’ai alors repensé au Robinson Crusoé de Daniel Defoe et ses relents colonialistes. Comment repenser une telle œuvre ? Le poète roumain Gellu Naum, auteur proche des surréalistes français, avait déjà opéré une relecture post-moderne de Robinson. Un travail dont s’étaient inspirés les musiciens Alexander Balanescu et Ada Milea pour leur spectacle The Island. L’idée d’en faire une comédie musicale vient de là. L’idée générale du film n’est pas à proprement parler la fin du monde, mais la fin d’un monde. C’est l’agonie de la société telle qu’elle est organisée depuis trois cents ans. Il est temps de remettre l’humanité sur de nouvelles bases, et de réfléchir à la manière de créer des connexions entre nous et non de poursuivre cette idée de compétition permanente.

L’Île

L'Île

Réalisé par Anca Damian
Scénario : Anca Damian et Augusto Zanovello
Directrice artistique : Gina Thorstensen
Montage : Dana Bunescu
Musique : Alexander Balanescu & Ada Milea
Production : Aparte Film, Komadoli Studio, Take Five
Distribution France : Eurozoom
Ventes internationales : Best Friend Forever (BFF)
En salles le 7 juin 2023

Soutien du CNC : Aide à l'édition vidéo (aide au programme éditorial)