« Charlotte », un biopic animé pour « inviter au dialogue »

« Charlotte », un biopic animé pour « inviter au dialogue »

14 novembre 2022
Cinéma
« Charlotte » d'Éric Warin et Tahir Rana.
« Charlotte » d'Éric Warin et Tahir Rana. Nour Films

Dans ce film d’animation, le réalisateur Éric Warin retrace en duo avec Tahir Rana la vie brève et mouvementée de la peintre Charlotte Salomon, morte à Auschwitz en 1943, à 26 ans. Rencontre.


En forme de long flash-back, Charlotte, film d’animation à la simplicité élégante et discrète, raconte la vie (et l’œuvre) d’une artiste morte prématurément. Avec une 2D dépouillée et un travail rigoureux sur les couleurs, le film de Tahir Rana et Éric Warin se met au service du destin et de l’art de la peintre. Une œuvre inspirante adaptée ici pour la première fois en long métrage animé. Éric Warin revient sur la genèse et les choix artistiques qui ont présidé à sa réalisation.

Éric, vous n’êtes pas à l’origine du projet. À quel moment intégrez-vous la production de Charlotte

C’est une histoire très ancienne : Julia Rosenberg, la productrice du film, s’est fait offrir le livre Vie ? Ou théâtre ? de Charlotte Salomon quand elle avait 12-13 ans. Cette œuvre l’a profondément marquée. À tel point que, lorsqu’elle a commencé à travailler dans le cinéma, elle a tout de suite voulu en faire un film. Et elle savait que ce serait un film d’animation… Assez vite, elle a commencé à travailler avec un scénariste. C’était il y a une douzaine d’années. Une fois le scénario écrit, elle a commencé à chercher des coproducteurs et à monter son équipe. C’est à ce moment-là qu’elle a contacté mon agent qui m’a fait parvenir le script. Et immédiatement, je l’ai trouvé génial. Très émouvant… J’ai tout de suite accepté de participer à cette aventure. Quand je suis arrivé, certaines décisions avaient déjà été prises, notamment d’ordre technique – sur les logiciels – et certains choix artistiques s’esquissaient. Je suis un réalisateur qui aime l’émotion, qui aime travailler et jouer avec le ressenti des spectateurs. J’ai donc voulu mettre l’accent sur cet aspect.

Le fait que Charlotte Salomon soit une peintre a-t-il contraint vos choix artistiques

Ce n’est jamais une contrainte ! Dès le début, toute l’équipe était d’accord : le film devait à la fois rendre hommage à son œuvre – et la faire connaître à un plus large public – tout en évoquant la tragédie qu’elle avait traversée. Pour cela, on a très vite décidé de raconter l’histoire du point de vue de Charlotte. On voit donc les événements historiques à travers son prisme, son regard. Quant à ses peintures, il fallait trouver un style graphique qui ne se mélange pas avec son esthétique à elle pour éviter la confusion. On a senti qu’il était nécessaire d’être discret, en retrait d’une certaine manière, pour mettre son art en avant. Mais à aucun moment nous ne nous sommes sentis « contraints ».

On a choisi d’avoir un ton à la fois naïf et poétique, et en même temps de s’effacer pour mieux mettre en avant les histoires terribles vécues par Charlotte Salomon.

Comment avez-vous imaginé les passages du film qui mettent en scène ses tableaux ?

Quand on a fait le storyboard, on a commencé par monter l’animatique en laissant les transitions artistiques – les passages où l’on voulait montrer son travail – totalement vierges. Pendant longtemps, il s’agissait donc de panneaux blancs avec écrit dessus : « transition artistique ». De fait, ces séquences ont germé, infusé le temps du process. Et puis on a rempli ces blancs. Il fallait montrer qu’elle avait vécu tout ce qu’elle avait peint. J’avais également envie d’offrir au spectateur la possibilité de voir les choses se faire, d’être témoin de l’acte créatif. Plus jeune j’avais découvert Le Mystère Picasso (Henri-Georges Clouzot, 1955) et j’avais été impressionné par cette façon de filmer. Dans Charlotte, je souhaitais reproduire cette sensation : que le spectateur soit au-dessus de l’épaule de l’artiste quand elle crée.

C’est aussi un film qui parle de thématiques graves (la Shoah, mais aussi la dépression, le suicide…). Ces sujets ont-ils guidé vos partis pris esthétiques ?  

Clairement oui. On a choisi d’avoir un ton à la fois naïf et poétique, et en même temps de s’effacer pour mieux mettre en avant les histoires terribles vécues par Charlotte Salomon.

Le Petit Nicolas : qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ?, Charlotte, bientôt Ernest et Célestine : voyage en Charabie : on a l’impression que l’animation (particulièrement française) cherche aujourd’hui à s’emparer de sujets de plus en plus durs et complexes…

C’est vrai, et c’est à mon avis la conjonction de plusieurs facteurs autant industriels qu’artistiques. Mais disons que l’animation permet de ne pas reprendre la réalité telle quelle. Un dessin permet de repenser le réel, de transformer des choses vécues ou vues pour les assimiler différemment. Aujourd’hui on est abreuvé d’images brutes. On arrive à un moment où certains artistes essaient de médiatiser le réel, de trouver un moyen différent pour aborder ces sujets-là. Et l’animation est une manière d’amener de la poésie, et permet de jouer sur l’émotion. C’est un médium qui apporte une distance et peut montrer la violence ou la dureté d’un événement sans la frontalité. Un peu comme la littérature ou la poésie. Le dessin animé crée une distance qui nous permet de toucher des publics différents. 

 

Dont les enfants. Vous y pensiez pendant la réalisation ? 

Oui, on y pensait tout le temps. On cherchait aussi à éviter les images chocs pour cette raison-là. Le seul sujet délicat du film – et qui nécessite sans doute des discussions parents-enfants – c’est ce qui concerne la famille : la dépression, le suicide… Mais on a fait de nombreuses avant-premières et des projections en festivals, et j’ai vu de jeunes enfants venir voir Charlotte. À cette occasion, j’ai pu constater que ce film ouvre la discussion. L’idée, c’est que Charlotte invite au dialogue.

C’était important pour vous d’évoquer la Shoah aujourd’hui ?  

Les survivants disparaissent et l’une des questions fondamentales de l’époque, c’est : « comment en conserver la mémoire, et comment la partager ? » Les gens qui ont vécu ces atrocités nous quittent, mais le cinéma (entre autres) peut prendre le relais, et l’art nous permet de continuer de maintenir la flamme… Au lycée, je me souviens que des témoins venaient nous raconter ces événements. On visionnait aussi Shoah, le film de Claude Lanzmann. Ce furent des chocs. Mais pour les générations actuelles, je me demande si la surabondance d’images n’a pas « aseptisé » les choses. Comment évoquer ce moment sans lasser ? Une des solutions passe par l’émotion. Nous cherchions avec Charlotte à donner au spectateur la possibilité de devenir un ou une amie de Charlotte, et de l’accompagner dans ses hauts et ses bas, pour partager son destin.

L’animation est une manière d’amener de la poésie, et permet de jouer sur l’émotion. C’est un médium qui apporte une distance et peut montrer la violence ou la dureté d’un événement sans la frontalité.

Mais vous avez choisi de ne pas montrer les camps…

Non, on a préféré utiliser les sons. Je ne me voyais pas la mettre dans un camp. Même son arrestation a été esquivée. On aurait pu la montrer, mais cela aurait été une scène vue et revue. La suggérer, jouer sur le son, nous permettait de surprendre le spectateur. Un film, c’est une histoire, un public, et des émotions à lui faire vivre. 

Vous avez travaillé en binôme avec Tahir Rana. Comment avez-vous collaboré en duo ? 

Nous nous sommes réparti le travail. Tahir possède un plus gros CV d’animateur que moi. De mon côté, très vite, en fait dès ma collaboration sur Les Triplettes de Belleville, j’ai compris que ce qui m’intéressais, c’était moins l’animation que de raconter des histoires. L’aspect technique m’attire moins que les dynamiques narratives et émotionnelles. Quand on s’est rencontrés avec Tahir, c’était clair dès le début : j’allais m’occuper de tout ce qui touchait au registre de l’émotion – le montage, le cadrage – pendant que Tahir prendrait en charge l’animation pure. Par ailleurs, comme j’ai aussi travaillé comme directeur artistique, j’ai supervisé l’utilisation de la couleur. Pour la partie allemande, je voulais des couleurs froides, désaturées, et, quand Charlotte passe en France, on a fait éclater les couleurs. C’est l’éclosion ! 

Du point de vue des couleurs, l’esthétique de Charlotte oscille entre celles de Chagall et de Matisse… 

Exactement : dans son art, Charlotte est au croisement de l’expressionnisme et du fauvisme, et cette explosion de couleurs venait traduire son expérience de l’Histoire.

CHARLOTTE

Réalisation : Éric Warin et Tahir Rana
Scénario : Erik Rutherford et David Bezmozgis
Avec les voix françaises de Marion Cotillard, Romain Duris, Anne Dorval
Production : January Films, Les Productions Balthazar, Walking The Dog, Sons of Manual
Distribution : Nour Film
Ventes internationales : Sierra/Affinity
En salles depuis le 9 novembre

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