Je n’ai plus peur de la nuit : "Cette expérience a transformé mon rapport au cinéma"

Je n’ai plus peur de la nuit : "Cette expérience a transformé mon rapport au cinéma"

27 novembre 2020
Cinéma
Je n’ai plus peur de la nuit de Leïla Porcher et Sarah Guillemet
"Je n’ai plus peur de la nuit" de Leïla Porcher et Sarah Guillemet
Ce dimanche 29 novembre est diffusé le documentaire Je n’ai plus peur de la nuit, de Leïla Porcher et Sarah Guillemet, dans le cadre du Festival international du film Jean Rouch. Un documentaire qui suit deux femmes kurdes, Hélia et Sama, qui décident de s’engager pour lutter contre les violences qu’elles subissent en Iran. Elles rejoignent un campement du Komala, parti d’opposition kurde clandestin, retranché dans les montagnes entre l’Iran et l’Irak, qui mène une guérilla contre la féroce répression de la République islamique d’Iran à l’encontre de la minorité kurde. Rencontre avec les réalisatrices de ce documentaire singulier.

Comment est né ce projet de filmer ces femmes kurdes qui prennent les armes clandestinement ?

Leïla Porcher DR
Leïla Porcher : J’ai découvert le Kurdistan pendant mes études d’anthropologie. J’y ai rencontré des amis kurdes de Syrie et j’ai pu ainsi me rendre dans la région à plusieurs reprises, pendant six ans. Quand il s’est agi de choisir un terrain de recherches pour mon master, l’envie d’aller au Kurdistan s’est imposée d’elle-même. Mais la guerre en Syrie a éclaté à ce moment-là. A cette époque, la situation en Turquie devenait très tendue et faire de la recherche en Iran était déjà très compliqué. J’ai donc choisi de me rendre en Kurdistan irakien. C’est là que j’ai rencontré des gens du Komala et que le projet du film a émergé.
Sarah Guillemet DR
Sarah Guillemet : Lors de mon année d’Erasmus en Espagne, où je faisais des études d’ingénieur son, j’étais en collocation avec une étudiante Kurde de Turquie. Son histoire faisait écho avec mon sujet de recherche sur l’ancien mouvement de lutte armée des femmes en Espagne. Je me suis alors intéressée au discours  sur le genre que produisait le parti kurde en Turquie. J’ai décidé de m’y rendre et de consacrer mon master de recherche avec Sciences Po sur la circulation du discours sur l’égalité de genre entre la Turquie et la diaspora kurde en Europe. J’ai par la suite décidé de poursuivre mes recherches en thèse. J’avais envie de faire une comparaison plus minutieuse entre les discours, les pratiques et le rapport à la violence politique des femmes kurdes en Turquie et des femmes kurdes en Iran. C’est dans le cadre de mon master en sociologie sur la manière dont les femmes construisent leur stratégie d’immigration que je suis partie au Kurdistan iranien. J’y ai rencontré Leïla, que j’ai accompagnée faire des repérages en Irak dans les camps des combattants et des combattantes. Ça m’a donné l’idée d’un deuxième sujet de recherche sur la façon dont le genre permet un diagnostic des rapports de pouvoir à l’intérieur des camps d’entraînement.

Comment s’est déroulée votre rencontre avec Sama et Hélia ?

Sarah Guillemet : Après le premier repérage dans les montagnes, nous sommes parties récupérer le matériel. A notre retour au campement du Komala, un nouveau groupe de formation s’était constitué, dont faisaient partie Sama et Hélia. En fait, c’est du pur hasard car il y aurait pu y avoir plus ou moins de femmes. De fait, avec Leïla, nous avons doublé la présence féminine dans le camp de formation lors de cette session. Un effet de solidarité s’est créé, ce qui a facilité la rencontre et l’échange.

Leïla Porcher : L’idée de départ était de filmer ce processus de formation des nouvelles arrivantes. On connaissait les personnes qui assuraient la formation, mais pas les personnes qui la suivaient puisqu’elles venaient d’arriver. C’était un peu un pari nourri d’espoir que ça fonctionne. S’il y a des femmes dans chaque session de formation, elles sont souvent en minorité par rapport aux hommes.

Comment l’expliquez-vous ?

Leïla Porcher : Là-bas comme ici, les rôles des combattants sont genrés et attribués aux hommes. Elles ont peu de modèles à qui se référer. Par ailleurs, c’est beaucoup plus compliqué pour elles de rejoindre les mouvements, de partir de chez elles, de faire le voyage, de se projeter sur le long terme...

Sarah Guillemet : En effet, nous parlons d’une région du monde où l’éducation, l’accès à la culture politique, à l’information, sont très genrés. Les femmes ont ainsi moins de moyens d’accéder à la connaissance et ne savent pas forcément qu’il existe des partis politiques, que la place des femmes y est autorisée, qu’elles peuvent y aller. A cela s’ajoutent les contraintes économiques, politiques, familiales, la ségrégation des espaces avec l’interdiction majoritairement pour les femmes de sortir de l’espace privé. 

Pourquoi avoir choisi le documentaire plutôt que la fiction ?

Leïla Porcher : Pour ce sujet, j’avais envie de filmer des personnes qui se préparaient à des actes de résistance particulièrement dures et engageantes, qui arrivaient avec leurs bagages personnels de vie difficile, sans héroïsme et avec beaucoup de fragilité. C’est ce qui m’a bousculée en les rencontrant. J’avais l’impression qu’ils permettaient une identification.

Il ne s’agissait pas de filmer des personnes exceptionnelles, capables de tout ou avec une puissance particulière, mais de montrer simplement que par un choix qu’ils ont fait dans leur vie, ils étaient capables d’avoir cet engagement et la puissance qu’il y a derrière.

Ce rapport au réel du documentaire rend ces points d’identification plus forts à mon sens.

Comment filme-t-on à deux ?

Leïla Porcher : J’étais à l’image, Sarah à la prise de son. Et je crois qu’être deux sur ce projet a été très salvateur ! C’est peut-être ce qui a permis à ce film d’exister. Nous avons pu combiner nos regards, nous avons beaucoup échangé et beaucoup écrit ensemble sur ce que l’on voulait capter, sur la façon dont on voulait raconter notre histoire.

Sarah Guillemet : C’était intéressant pour ma part d’avoir un retour immédiat sur les ambiances sonores que j’essayais de créer par rapport aux images que Leïla prenait. C’est ce qui a fait aussi, je pense, la précision de la retranscription des émotions des personnes que l’on filmait.

Filmer dans la montagne où les conditions de tournage ne semblent pas des plus propices a dû représenter un certain défi au quotidien. Comment s’est déroulé le tournage ?

Leïla Porcher : L’imprévu était une donnée avec laquelle on a dû composer très vite ! Nous avions écrit une trame au documentaire afin d’avoir un carde et de ne pas nous laisser envahir par l’imprévu en question. Néanmoins, il faut savoir qu’il y a beaucoup d’espions envoyés par l’Iran dans les camps de formation. De fait, la formation permet de servir de filtre sur les nouveaux arrivants, avec qu’ils rejoignent le camps principal. Un certain nombre de choses sont mis en place pour déstabiliser les personnes et observer leurs comportements. Par exemple, il n’y a pas d’emploi du temps fixe. On ne savait donc pas ce qui allait se passer dans la journée, si nous serions sur le camps ou dans la montagne, ni à quelle heure. Nous étions donc dans une espèce d’improvisation constante. Même si on essayait d’écrire et d’anticiper le plus possible nos séquences pour essayer d’avoir un cadre qui nous permettait de savoir ce dont on allait avoir besoin en termes narratifs, il ne se passait jamais ce qu’on avait prévu dans la journée. On se raccrochait alors à la réalité comme on pouvait.

Sarah Guillemet : Les conditions de tournage ont été épuisantes et éprouvantes ! La formation débutait très tôt le matin, nous obligeant à nous lever encore plus tôt pour préparer le matériel de tournage en fonction des séquences qu’on avait prévu de tourner, mais qui finalement se passaient autrement. Et le tournage a duré quatre mois consécutifs. Quatre mois durant lesquels il était compliqué de trouver des temps de repos ou tout simplement des temps de recul par rapport à notre sujet de film. La journée se terminait, après le repas, par un temps de débriefing ou par d’autres cours, de 20h à 22h. C’est à ce moment-là seulement qu’on faisait le dérushage des images filmées, vers 22h. C’était notre temps de recul, le moment où on écrivait les séquences du lendemain. On se levait à 5h30-6h le lendemain, ce qui faisait des plages de tournage très longues. A cela se sont ajoutés le froid, la neige et la boue, loin d’être idéal pour le matériel vidéo ! De même, nous n’avions pas toujours accès à l’électricité, et on a dû s’adapter aux nombreuses coupures électriques, qui arrivaient évidemment au moment où on avait prévu de recharger le matériel (rires). Mais le fait d’avoir une bonne condition physique nous a bien aidées à tenir le coup et aussi à ne pas nous blesser pendant le tournage. Avec la fatigue, les entorses peuvent vite venir si on n’a pas les positions adéquates au niveau de la prise de son et de la caméra.

Vous êtes parties filmer dans une région en guerre. Comment vous y êtes-vous préparées ?

Sarah Guillemet : A vrai dire, la situation de guerre, je n’y étais pas préparée. Quand j’ai commencé mes recherches sur le terrain, le contexte était différent. Puis la guerre civile s’est relancée en Turquie en 2015-2016. Il y avait les bombardements tous les jours, une vraie guérilla urbaine. Sur le moment, avec l’adrénaline, on n’a pas peur. Et la langue a été d’un très grand recours pour comprendre ce qui se passait et nouer des relations de sécurité avec les gens. C’est au retour que le syndrome post-traumatique se manifeste. En Irak, la zone où nous avons filmé n’était pas directement menacée. Dans les camps, il y a toujours un risque de bombardement par l’Iran qui plane. Mais l’enjeu était différent. La vigilance et les réflexes que nous avons dû prendre étaient liés au contexte d’espionnage dans lequel nous étions. Il fallait faire attention à ce qu’on disait, avec qui on parlait, pour protéger les personnes avec qui on interagissait.

Leïla Porcher : En effet, l’Irak, ce n’est pas un contexte de guerre. Il peut y avoir des dangers, des risques d’empoisonnement, de bombardement. Mais la mort n’est pas omniprésente comme elle a pu l’être en Turquie. L’Irak, j’y vais quasiment chaque année depuis 2013. C’est un pays que je connais, je parle la langue, je suis entourée de personnes de confiance. Le risque était minimisé car on savait exactement où on mettait les pieds.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce premier long métrage ?

Leïla Porcher : Cette expérience a complétement transformé mon rapport au cinéma. Ce film a été un apprentissage immense, tant dans la réalisation que dans la technique. Même si le film est fini depuis six mois, je sens encore la fatigue tant mon cerveau a été mobilisé de façon intense et rapide. Mais j’ai très envie de faire d’autres films pour mettre à profit cet apprentissage et tester tout ce que je n’ai pu faire.

Sarah Guillemet : Ça a été un apprentissage humain très fort.

Ce film a révélé des qualité d’écoute, d’adaptation, et nous a obligées à ne pas poser nos propres normes culturelles et politiques sur ce qui se passait devant la caméra.

Les relations d’amitié nouées nous ont nourri de réflexions sur nos propres pratiques politiques et culturelles. Je n’ai plus peur de la nuit a été une expérience de cinéma mais aussi une belle aventure humaine.

Je n’ai plus peur de la nuit de Leïla Porcher et Sarah Guillemet (produit par Sister Productions et Les Productions du Lagon), a été soutenu par le CNC, la région SUD Provence-Alpes-Côte d’Azur, la région Nouvelle Aquitaine, la PROCIREP, l’ANGOA et France 3.

> Découvrez le documentaire et assistez au débat organisé avec les réalisatrices le 29 novembre à 16h sur le site du festival Jean Rouch