Les différentes facettes d’Eric Rohmer

Les différentes facettes d’Eric Rohmer

25 mars 2020
Cinéma
La Collectionneuse
La Collectionneuse Films du Losange Paris Rome DR
Le cinéaste mort en 2010 aurait fêté ses 100 ans le 21 mars. Professeur, écrivain, critique et par-dessus tout cinéaste, il laisse un imposant héritage. Portait d’un esprit libre qui échappe à toutes les modes et à toutes les catégories. 

Le critique

Né à Tulle en 1920, Maurice Schérer découvre à Paris, au Lycée Henri IV où il est admis en hypokhâgne, le cinéma et la littérature. Ayant échoué au concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure, il tente d’abord une carrière d’écrivain en rédigeant plusieurs nouvelles et un roman, Elisabeth, sous le pseudonyme de Gilbert Cordier. Mais le cinéma revient à la charge et Rohmer anime un ciné-club où il rencontre Godard et Rivette. Il écrit ses premières critiques dans la revue Les Temps modernes, où il se distingue d’emblée par son refus d’envisager la modernité comme une fin en soi. Rohmer puise son inspiration chez ses « maîtres » Pascal, Balzac ou Proust.

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Sa grande idée est la recherche constante du sublime, à l’heure où selon lui, les autres arts (peinture, littérature…) se vulgarisent au nom de la « modernité ». Ses critiques dans la revue Arts et bien sûr aux Cahiers du cinéma, sont empreintes de cette approche classique de la mise en scène. L’un de ses plus grands textes : L’organisation de l’espace dans le Faust de Murnau, analyse la façon dont le cinéaste allemand se sert des préceptes des grands peintres de l’Histoire pour composer ses cadres. En 1957, Eric Rohmer devient rédacteur en chef des Cahiers du cinéma avant d’en être évincé en 1963 par Jacques Rivette qui voulait « aérer » et « dépoussiérer » la critique de cinéma en ouvrant son champ d’analyse. C’est le moment pour Eric Rohmer de s’exprimer pleinement en tant que cinéaste.

Le Pygmalion

Lors d’une projection parisienne du Rayon vert en hommage à Eric Rohmer, Marie Rivière avouait : « J’avais le désir d’être actrice mais sans lui, cela serait sans doute resté à l’état de rêve. » Rohmer dont le premier film aurait dû être une adaptation des Petites Filles modèles de la Comtesse de Ségur, s’est toujours intéressé à la jeunesse. Chez lui, la jeunesse ne se confond pas forcément avec innocence et pureté. Au contraire, elle lui permettait d’être synchrone avec son temps. Ainsi, le cinéaste recevait régulièrement à l’heure du thé dans ses bureaux de la société de production Les Films du Losange des jeunes gens dont il goûtait la conversation, ne perdant pas un mot de leurs « discours ». Rohmer, très chaste et pudique, se servait ensuite de ces conversations pour écrire ses propres histoires. Il aura ainsi révélé et façonné bon nombre de comédiennes et de comédiens, tels Fabrice Luchini, Arielle Dombasle, Pascal Greggory, Marie Rivière, Rosette, Serge Renko, Béatrice Romand ou encore Pascale Ogier.   

Le moraliste

L’une des parties saillantes de la filmographie d’Eric Rohmer est le corpus de films réunis sous l’appellation « Contes moraux ». Ces six films réalisés entre 1962 (La Boulangère de Monceau) et 1972 (L’amour l’après-midi) ont lancé la carrière du cinéaste et lui ont immédiatement valu l’étiquette d’intellectuel un brin rigide. C’est pourtant l’inverse qui se dégage en voyant ces films où chaque récit, articulé autour de rencontres amoureuses, permet au cinéaste de mettre à mal certains principes qui guident la vie des personnages. Dans La Collectionneuse par exemple, deux garçons décident de se retirer dans une maison isolée laissant leurs compagnes respectives à distance. Cette retraite où les jeux de l’amour sont mis entre parenthèses va être perturbée par l’arrivée d’une jeune femme pleine de vie. Ce schéma narratif où les certitudes volent systématiquement en éclats, Rohmer ne cessera de le reproduire donnant à son cinéma une vitalité incomparable. Dans ces œuvres au discours janséniste, jésuite et sadien, il décrit la trajectoire (quasi existentielle) de personnages qui, mis face à leur libre choix, s’abîment dans le faux ou l’erreur. Comme dans Ma nuit chez Maud, ou l’on suit Jean-Louis Trintignant face à la tentation…

Le conteur

L’autre grand cycle rohmérien est celui des « Contes des quatre saisons », qui rythmera les années 90. Chacun des corpus fixe un cadre précis mais celui-ci, loin d’être une contrainte, doit permettre à Rohmer d’éprouver toutes les facettes de l’âme humaine. Le philosophe Gilles Deleuze expliquait que « les Contes sont une collection archéologique de notre temps ». Comme pour Les comédies et proverbes ou Les contes moraux, le cinéaste observe les individus entre eux, pour en tirer une pensée philosophique. Utilisant toute la puissance de son art (virtuosité des dialogues, mélange d’écriture romanesque et de documentaire néoréaliste), il filme ses contemporains, portant sur eux un regard d’ethnographe et les quatre films de ce cycle lui permettent de jouer avec l’atmosphère propre à chaque saison pour offrir un cadre et une ambiance différents. Après le printemps et l’hiver, l’été, la saison des amours, sied parfaitement à la plume et à la caméra d’Eric Rohmer ; faussement ensoleillé, cet épisode déchirant montre un jeune garçon au centre de ses propres indécisions amoureuses.

Le féministe

Eric Rohmer a toujours placé les femmes au centre de son cadre. Certains titres de son imposante filmographie en témoignent : La Boulangère de Monceau, La collectionneuse, Ma nuit chez Maud, Le genou de Claire, La femme de l’aviateur, Pauline à la plage ou encore Quatre aventures de reinettes et mirabelles. Face à l’inconstance masculine voire à sa lâcheté, les héroïnes rohmériennes affichent le plus souvent une certaine droiture, un esprit d’initiative qui va de pair avec un esprit de liberté clairement affirmé. Par rapport à ses collègues de la Nouvelle Vague (Godard, Chabrol et autres), les personnages féminins prennent chez lui quasi systématiquement en charge la fiction. Rohmer avouait d’ailleurs se sentir plus à l’aise auprès des femmes (productrices, techniciennes…) que des hommes. Claudine Nougaret, interrogée récemment en marge de son exposition, « Dégager l’écoute », se souvenait de son expérience en tant qu’ingénieur du son sur le tournage du Rayon vert : « C’était un film totalement improvisé à partir du personnage incarné par Marie Rivière. L’actrice guidait la suite du récit. Pour que Marie Rivière soit plus à l’aise, Eric [Rohmer] avait réuni une équipe technique entièrement féminine. Lui se sentait très à l’aise. Nous aussi ! »