Les soeurs Reynaud : l’exploitation dans le sang

Les soeurs Reynaud : l’exploitation dans le sang

17 janvier 2019
Cinéma
Judith Reynaud - Olivia Reggiani
Judith Reynaud - Olivia Reggiani udith Reynaud - Olivia Reggiani - DR
Judith Reynaud et Olivia Reggiani sont sœurs et à la tête de 25 salles de cinéma. Portrait d’une affaire de famille.

Le cinéma, elles sont tombées dedans quand elles étaient petites. Filles d’exploitants, Judith Reynaud et Olivia Reggiani ont grandi sans télévision mais avec cinq salles sous l’appartement familial : « On a tout vu. Même ce qu’on n’aurait pas dû voir (rires). C’était là, en bas de chez nous. Cela a fait de nous de grandes cinéphiles », commence Olivia. Mais de là à choisir cette voie professionnelle, il n’y a qu’un pas… qu’elles ont fini par franchir. Pourtant, elles ont bien tenté d’y résister - l’une en se dirigeant dans le marketing-développement de marques cosmétiques, l’autre dans le spectacle vivant. Mais impossible d’échapper au cinéma quand on a grandi dedans, et en quelques années, les sœurs Reynaud (comme on les appelle communément) se sont hissées à la tête de 25 salles réparties entre Fontainebleau, Chartres et Nemours.

C’est au tout début des années 2000 que Judith rejoint sa mère, alors à la tête du cinq salles l’Ermitage, du Select (une salle à Fontainebleau) ainsi que du Méliès (trois salles à Nemours). Après avoir, avec sa mère, opéré une restructuration du groupe en reprenant les méthodes des grands groupes où elle avait travaillé, Judith s’est employée à moderniser l’entreprise familiale. D’abord en transformant le Select, mono-écran de plus de mille places, en plusieurs salles, plus petites, puis en se concentrant sur de nouveaux chantiers. En 2006, elle répond à un appel d’offres de Chartres. Le maire de la ville entend proposer une offre alternative au multiplexe « dans les champs » de Pathé, et veut un cinéma en centre-ville.

En s’associant avec Eiffage Construction, Judith remporte le contrat notamment sur la promesse d’une animation développée (qui est déjà la marque de fabrique de la famille grâce à la politique de rencontres et de soirées-débats lancées par Christiane Reynaud dès les années 1970). C’est la naissance des Enfants du Paradis, un dix salles qui ouvre en 2008. Le projet (douze millions d’euros) ne se serait pas fait sans « un cercle vertueux d’investissements » initié par la mairie, puis soutenu par le CNC, les collectivités locales et les banques : « J’ai été très étonnée de ce qu’il était possible d’accomplir. Il faut convaincre bien sûr, ce n’est pas évident, et mon expérience dans de grands groupes a été utile, mais c’est faisable », explique rétrospectivement Judith. Elle applique ce modèle à Fontainebleau en se séparant du Sélect pour ouvrir, en 2015, le CinéParadis, (un complexe de six salles à 1,3km du centre-ville), développant au passage la marque « Paradis » qu’elle espère un jour pouvoir appliquer à l’ensemble de ses cinémas.

La réussite rapide de Chartres, les soeurs Reynaud la doivent également en partie à un certain Dany Boon. Au moment de l’ouverture en 2008, le film Bienvenue chez les Ch’tis arrivait sur les écrans. C’était aussi la période du passage au numérique dans toutes les salles de France. « La petite erreur que nous avions faite était de nous équiper uniquement en 35 mm. Nous avions tout de même réussi à avoir un projecteur numérique, de toute première génération, grâce au prêt d’un installateur. Ce qui a été notre chance car quand les Ch’tis sont sortis, nous possédions ainsi deux copies : une 35 et une numérique. Soit, pour chaque séance, une capacité de 700 places, ce qui était énorme », confie Judith.

Nous avons fait 64 000 entrées pour le film de Dany Boon dans une ville qui ne compte que 38 000 habitants. Les gens accouraient de 40 à 60 km aux alentours pour venir le voir car ils savaient qu’on avait de la place"
Judith Reynaud
exploitante

La meilleure publicité possible pour les Enfants du Paradis qui venait de voir le jour.

2008, c’est aussi le moment où sa soeur Olivia la rejoint. Tout d’abord en renfort pour soutenir Judith dans le projet chartrain où Olivia se concentre sur la programmation art et essai, apprenant son métier sur le tas. Cinq ans plus tard, elle s’occupe de la programmation de l’ensemble des salles : « Nous sommes comme un couple qui a vécu des hauts et des bas, dit Olivia de sa relation avec sa sœur. Nous avons su trouver chacune notre place et cela a renforcé nos liens. La preuve que ça fonctionne ? Ça fait 10 ans que ça dure ! »

10 ans pour l’une et 20 ans pour l’autre. De quoi voir toutes les évolutions du cinéma contemporain. Pour Judith, le plus grand défi a été la nécessité de se structurer afin de faire survivre les indépendants dans un environnement de plus en plus concurrentiel et de plus en plus encadré. « Du temps de ma mère, c’était plus simple. Les rôles étaient clairs et le métier peut-être plus artisanal. Aujourd’hui, la part de l’administratif est considérable… Il faut avoir une solide formation commerciale et devenir un vrai chef d’orchestre », précise cette patronne de 35 salariés. Et il faut développer son réseau pour mieux résister. Judith est membre du conseil d’administration de Cinéo qui rassemble des indépendants pour soulager les dépenses, avec une centrale d’achats et la collecte des VPF (Frais de copies virtuels) et a permis la naissance d’un syndicat pour se faire entendre à la Fédération nationale des cinémas français (FNCF). L’idée étant de proposer une offre alternative aux grands groupes du secteur : « C’est essentiel de conserver une diversité des modèles économiques même s’il n’est pas simple de lutter contre la captivité des publics (les habitudes des spectateurs qui se tournent vers les grands groupes, séduits par leurs cartes illimitées ou services que n’offrent pas les cinémas d’art et essai ndlr) ».

L’autre changement récent, celui-là souligné par Olivia, c’est la multiplication des sorties qui complique les choix des exploitants : « On ne peut pas passer à côté des blockbusters, mais nous souhaitons aussi faire découvrir d’autres types de cinéma, nos coups de cœur. Et il y a un public pour ça ! » Au-delà des infrastructures (image, son, sièges) qu’elles développent pour résister face à la piraterie ou aux sirènes du streaming, les deux sœurs misent beaucoup sur les rencontres notamment en se liant aux associations pour amener de nouveaux publics en salles. Et elles s’emploient également à séduire le public d’enfants avec le développement de ciné-petit déjeuner, d’ateliers autour des métiers du cinéma et de ciné-concerts.

Avec un cinéma à Nemours qui attire 40 000 spectateurs par an, deux à Fontainebleau (450 000 chacun) et un à Chartres à plus de 450 000, le duo couvre l’ensemble de l’exploitation tirant un constat sans équivoque : il faut soutenir la petite exploitation. « Chez nous ce sont les grands qui aident les petits », conclut Judith Reynaud comme un mantra pour expliquer la réussite de cette affaire de famille.