Comment Rubika s’est-elle imposée comme une référence mondiale depuis sa création en 1988 ?
Stéphane André : Tout vient d’une femme extraordinaire, Marie-Anne Fontenier, qui a introduit les formations à l’animation 3D en Europe. Il n’y avait rien avant elle ! Elle s’est retrouvée à Valenciennes par hasard, avec son conjoint qui avait un projet d’école de design. La Chambre de commerce et d’industrie du Grand Hainaut, dirigée par Jean-Louis Borloo à l’époque, leur a dit : « voilà un beau projet, on y croit. » Il n’y avait aucune logique particulière à fonder une école d’animation à Valenciennes. La ville était en pleine ère post-métallurgique et cherchait sa reconversion. Mais comme souvent, ce sont des histoires d’hommes et de femmes qui se disent : « Allez, c’est parti, on se fait confiance et on y va. » Marie-Anne Fontenier a créé la pédagogie que suivent aujourd’hui toutes les écoles d’animation : construire l’apprentissage autour de projets collectifs. Chaque compétence est vue en cours puis mise en application dans un projet. Elle avait compris que pour développer les studios, il fallait former des étudiants prêts techniquement, artistiquement et capables de travailler en équipe. Cette approche était révolutionnaire à l’époque. L’école s’appelait alors Supinfocom – école supérieure d’informatique et de communication. Le terme « animation » n’existait même pas !

En 2013, Supinfocom fusionne donc avec l’Institut Supérieur de Design et Supinfogame pour donner naissance à Rubika. Comment ce projet a-t-elle transformé votre approche ?
Cette fusion nous a apporté une masse critique permettant d’investir davantage par étudiant. L’animation 3D nécessite des investissements énormes : salles de cinéma, render farms, accompagnement pédagogique renforcé. C’est pourquoi nous sommes devenus une association à but non lucratif – tout l’argent est réinvesti au profit des étudiants. La fusion a aussi révélé des passerelles entre nos métiers. Nos étudiants passent désormais d’une filière à l’autre, entre animation, jeu vidéo et design. Elle nous a également permis d’obtenir un magnifique campus qui améliore le confort étudiant et donc la réussite.
Comment maintenez-vous cette excellence avec plus de 1 200 étudiants ?
Nous avons refusé de tout rationaliser. Contrairement à la plupart des écoles, nous n’avons pas de directeur des études unique, mais un directeur par programme : animation, jeu vidéo, design industriel. C’est moins économique, mais chaque programme est très spécifique. Nous sommes aussi très exigeants sur le niveau d’entrée – pas sur la technique, car elle s’apprend, mais sur l’adéquation de la personne avec notre école. Nous nous demandons : est-ce que cette personne va s’épanouir chez nous ? Nous voulons que chaque étudiant qui entre en première année ressorte en cinquième année. Il y a forcément quelques pertes pour diverses raisons, mais nous voulons les limiter au maximum. Parfois nous ne remplissons pas nos classes, mais ce n’est pas grave. C’est un double contresens économique : être sélectif et maintenir des coûts élevés. Nous avons beaucoup d’heures de cours, du lundi au vendredi jusqu’à 17 h. Nos étudiants ont accès à leurs salles et matériel en permanence, l’école est ouverte le week-end. Ouvrir une école le week-end représente des coûts supplémentaires : gardien, surveillance… Mais c’est essentiel si on veut donner aux étudiants les moyens de réussir. Nous faisons aussi tester l’ensemble de la chaîne de production, de l’idée initiale à la postproduction. Cela rajoute beaucoup de cours, mais les étudiants identifient ainsi où ils seront bons, et ce n’est pas forcément ce qu’ils avaient en tête. Un étudiant peut venir pour dessiner, pour faire de l’art, et se découvrir une passion pour les VFX ou la programmation. Grâce à cette approche, ils se spécialisent dans quelque chose qu’ils ont découvert au fil de leur scolarité.
En janvier 2025, Rubika a inauguré un nouveau campus à La Réunion aidé par France 2030. Quel en a été l’élément déclencheur ?
C’est un projet que nous n’aurions jamais développé sans l’aide de France 2030 et sans l’appui des studios réunionnais. Arnauld Boulard, du studio Gao Shan Pictures nous a dit : « Nous aimons notre territoire, nous pensons que l’animation peut s’y développer, mais il faut une école spécialisée pour que l’écosystème prenne son envol. » Il était crucial que ce campus soit financièrement autonome. Nous ne voulions pas le financer avec l’argent des étudiants valenciennois. France 2030 et l’appel à projets « La Grande Fabrique de l’Image » nous ont permis cette cohérence économique. C’était exactement ce dont nous avions besoin : une belle opportunité financée qui nous permette de développer un projet territorial fort. Quand vous avez une subvention d’investissement qui crée un effet de levier significatif, vous pouvez foncer en toute sérénité.

Comment France 2030 transforme-t-il votre approche du développement territorial ?
France 2030 nous a permis de concrétiser une vision : celle de participer au développement d’un écosystème local tout en gardant notre excellence pédagogique. Ce qui me plaît dans cette approche, c’est que nous ne débarquons pas en terrain conquis. Nous arrivons avec notre méthode, mais en partenariat étroit avec les acteurs locaux – les studios Gao Shan Pictures et Blue Ramen Studios, l’incubateur Seeds. L’objectif, c’est de répondre à l’urgence du besoin des industries de l’animation et du jeu vidéo : une dizaine de diplômés dès 2026 pour atteindre une cinquantaine à terme. Dans un contexte où le marché global de l’animation devrait atteindre 400 milliards de dollars et que la France est le 4e producteur mondial, avoir un campus dans l’océan Indien prend tout son sens. France 2030 nous donne aussi les moyens d’assurer la diversité sociale du projet. Comme sur le campus de Valenciennes, l’association Rubika Bourse au Mérite délivrera des bourses selon les conditions sociales et géographiques. Cette diversité est cruciale : elle permet à des jeunes à fort potentiel sans moyens financiers de rejoindre Rubika. C’est aussi un élément clé de créativité augmentée grâce au brassage de jeunes de milieux différents.
Comment ce campus s’inscrit-il dans votre stratégie mondiale de développement ?
Les arts créatifs se nourrissent de la culture des femmes et des hommes qui les font. Plus nous sommes sur des territoires avec des cultures différentes, plus nos étudiants créent des choses originales. Nous visons les étudiants réunionnais – La Réunion c’est presque un million d’habitants – mais aussi toute l’Afrique de l’Est : Kenya, Tanzanie… Des pays qui se développent bien économiquement. Cette stratégie s’inscrit dans notre volonté d’être présents sur les grands courants culturels. L’existence d’un campus dans l'océan Indien à La Réunion, carrefour culturel entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie, est une pièce importante qui s’ajoute à notre présence en France hexagonale, en Inde et au Canada.
Comment gérez-vous la cohérence pédagogique entre vos différents campus ?
Nous arrivons avec une méthode pédagogique : des compétences techniques, artistiques et collaboratives à acquérir. Nous donnons un terrain de jeu que chaque territoire expérimente avec sa propre culture. Les projets réalisés à La Réunion touchent les mêmes compétences qu’à Valenciennes, mais avec des histoires différentes. C’est comme le football : les règles sont identiques partout, mais chaque équipe a son style. Notre méthode est suffisamment stricte pour rassurer et suffisamment souple pour laisser chacun s’exprimer.
Comment y intégrez-vous les révolutions technologiques comme l’intelligence artificielle ?
Nous enquêtons régulièrement auprès de nos diplômés sur les compétences attendues. Pour l’IA générative, ils nous ont donné quatre conseils clés : premièrement, nos étudiants doivent maîtriser les fondamentaux sans IA. Pour déceler les incohérences dans une image générée, il faut avoir fabriqué des images soi-même. Deuxièmement, ils doivent expérimenter l’IA pour comprendre ses possibilités et limites. Nos gamers ont développé une méthode fascinante : ils questionnent l’IA sans révéler leur idée. Si l’IA propose quelque chose de proche, ils abandonnent leur concept. Si c’est très différent, ils savent qu’ils tiennent quelque chose d’original ! Troisièmement, nous devons sensibiliser aux aspects éthiques et juridiques avec une approche équilibrée. Quatrièmement, ils doivent développer leur propre veille technologique, car tout évolue très vite.

Comment vos campus préparent-ils les étudiants à l’international ?
L’international est au cœur de l’ADN de notre école. De plus les talents français sont très demandés sur le marché international. À Montréal, il y a 17 000 professionnels du jeu vidéo, contre 15 000 dans toute la France ! C’est extraordinaire : sur la seule ville de Montréal, il y a plus de personnes qui travaillent dans le jeu vidéo que dans tout le reste de la France. Nous incitons fortement nos étudiants valenciennois à faire un semestre à Montréal. Bien sûr, ils découvrent l’éloignement familial, la colocation… Il y a des défis au début. Mais ils reviennent transformés et prêts à travailler à l’international. Cette expérience leur donne une ouverture d’esprit indispensable. Nous avons d’excellents taux de placement [90 % - NDLR] audités par le RECA (Réseau des écoles françaises de cinéma d’animation) qui a fait étudier nos chiffres par un tiers, ce qui garantit leur fiabilité. C’est important car nous avons trois promesses envers nos étudiants : que l’école existe toujours quand ils terminent leur scolarité, que nous les préparons au mieux au marché professionnel, et que nous leur donnons tous les moyens pour aller de l’année 1 à l’année 5.
Quels sont vos projets de développement ?
J’aimerais que nous soyons davantage présents en Afrique, notamment au Nigeria. Ce pays a une créativité et un esprit de débrouillardise extraordinaires avec son industrie cinématographique « Nollywood ». Nous travaillons sur un programme d’animation sous l’égide d’une université locale – quelque chose de plus court que nos formations européennes, adapté au contexte. Nous venons aussi de signer un partenariat avec l’université d’Abu Dhabi, avec des bourses financées par le ministère de la Culture et du Tourisme. Nous voulons explorer les territoires de culture musulmane – le non-figuratif est artistiquement fascinant. Mon objectif est d’être présent sur les grands courants culturels mondiaux. C’est notre façon de nourrir la créativité de nos étudiants et de préparer l’avenir de l’animation.