« M le maudit », le prix de la culpabilité

« M le maudit », le prix de la culpabilité

M le maudit
M le maudit Nero Film AG – DR

Deux ans avant de fuir l’Allemagne nazie, Fritz Lang tournait ce thriller autour d’un violeur d’enfants dont la portée politique et sociale souterraine reflétait en creux le sombre visage d’un pays au bord de l’abîme. M le maudit, premier film parlant de son auteur, marque une rupture esthétique dont l’importance est toujours palpable, 90 ans après sa sortie.


C’est l’histoire d’une bête traquée. D’un monstre qui kidnappe et assassine des petites filles. Dans l’entre-deux-guerres, on ne parlait pas encore de tueur en série. M – augmenté du qualificatif « maudit » pour le titre français – est pourtant bien un film de serial killer. La sauvage « créature » est sortie de l’imaginaire de ses créateurs : Fritz Lang et sa femme Thea von Harbou qui croisèrent plusieurs affaires criminelles bien réelles dont celle dite du Vampire du Düsseldorf. L’intrigue se passe au tout début des années 30, dans une grande ville de la république de Weimar. L’époque est alors marquée par une crise économique sans précédent (conséquence directe du krach boursier de Wall Street en 1929). Mais la crise est aussi sociale, politique et identitaire. Un contexte qui permet la montée du parti nazi dirigé par Adolf Hitler, nommé chancelier en 1933.

Rupture radicale

Cette atmosphère pesante infuse plus ou moins directement dans le film de Fritz Lang dont la part quasi documentaire est en tout point saisissante. Le cinéaste de 40 ans – superstar du cinéma mondial dont la fresque futuriste Metropolis a marqué les esprits – ne cache pas ses intentions au moment de la préparation de ce nouveau film qui sera aussi son premier long métrage parlant : « Avec mon prochain film, je veux aller hors du studio, dans la réalité. Non que je souhaite complètement renoncer au film de fiction, mais ce vers quoi je tends, c’est sortir du studio, pouvoir montrer quelque chose sans enjolivure ni exagération. » (*) Une profession de foi qui a tout d’une rupture radicale lorsque l’on sait que son film précédent, La Femme sur la Lune, était une superproduction de science-fiction. Un film où « l’exagération » était justement dans sa nature même. M le maudit sera donc plus sobre.

Une population assoiffée de vengeance

« L’épidémie de crimes de masse des dix dernières années avec leurs multiples tristes effets m’a constamment absorbé. (...) J’ai aussi vu ici comment les effets collatéraux se répétaient eux-mêmes... », explique Fritz Lang. Ce sont évidemment ces « effets collatéraux » qui l’intéressent au plus haut point, lui le cinéaste de la culpabilité. L’identité du tueur, interprété avec intensité par Peter Lorre, n’est jamais vraiment masquée au spectateur. Quant à ses crimes, ils restent hors champ. La traque de l’assassin et la folie dévastatrice d’une population devenue juge et bourreau sont les moteurs de l’action. La pègre et la police, main dans la main, favorisent la délation pour attraper un criminel qui nuit à leurs intérêts respectifs (la poursuite des petits trafics pour les uns, une image à redorer pour les autres). Le sort des victimes innocentes devient un prétexte pour exciter une « populace » assoiffée de vengeance. Beaucoup ont vu – et continuent de voir – dans ce portrait d’un pays devenu paranoïaque, replié sur lui-même, porté par des méthodes expéditives et inégalitaires, une dénonciation du nazisme qui, en 1931, était en pleine ascension. Cette critique n’empêchera pas Joseph Goebbels, alors ministre de l’Éducation du peuple et de la Propagande, de proposer bientôt à Lang une place de cinéaste officielle du régime. Un « privilège » qui incita le cinéaste à un exil américain via la France. Thea von Harbou, séduite par le nazisme, restera, elle, en Allemagne.

Une puissance intemporelle

Au-delà de sa force émotionnelle et visionnaire, M le maudit séduit surtout par l’extrême précision de sa mise en scène qui clôt la parenthèse « démoniaque » du cinéma expressionniste pour reprendre le terme de Lotte H. Eisner, la grande théoricienne du cinéma allemand. Ce genre, auquel Lang a toujours refusé d’être associé, se caractérisait par une approche très formelle de la mise en scène où l’audace des cadres et la géométrie insensée des décors traduisaient les émotions intérieures des personnages. Si on retrouve cette expressivité avec M le maudit, l’approche volontairement réaliste écarte les extravagances. Il n’empêche que Lang utilise avec finesse les éléments d’un décor qui ne cesse d’envoyer des signaux à l’adresse du criminel. Témoin, cette séquence devant la vitrine d’un magasin de jouets où le mouvement des marionnettes et les illusions d’optique censées séduire le consommateur titillent les instincts du sadique. De tous ses films, Lang gardera toujours une préférence pour celui-ci, comme il l’avoue au personnage incarné par Michel Piccoli dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, où le cinéaste allemand joue son propre rôle. Son premier long métrage américain, Furie (1936), peut d’ailleurs se voir comme une variation autour du même thème. Le chef-d’œuvre de Fritz Lang fera aussi l’objet d’un remake du même nom par Joseph Losey en 1951, utilisant les codes du film noir. Preuve d’une puissance intemporelle.

(*) Les citations de Fritz Lang proviennent de l’ouvrage Trois Lumières, écrits sur le cinéma (Présence du cinéma), 1964

M le maudit

Réalisé par Fritz lang
Ecrit par Fritz Lang, Théa von Harbou, Paul Falkenberg, Adolf Jansen
Produit par Seymour Nebenzal
Musique de Edvard Grieg (extraits de Peer Gynt)