Radu Jude : « Bad Luck Banging or Loony Porn est inspiré et nourri par le cubisme et le dadaïsme »

Radu Jude : « Bad Luck Banging or Loony Porn est inspiré et nourri par le cubisme et le dadaïsme »

16 décembre 2021
Cinéma
Katia Pascariu dans « Bad Luck Banging or Loony Porn » de Radu Jude.
Katia Pascariu dans « Bad Luck Banging or Loony Porn » de Radu Jude. Météore Films
Avec Bad Luck Banging or Loony Porn, Radu Jude signe une farce grinçante autour de la question de l’obscénité, à travers l’histoire d’une enseignante dont la sextape est diffusée sur internet. Le réalisateur roumain revient pour le CNC sur la fabrication de ce film divisé en trois actes qui lui a valu l’Ours d’or à Berlin en 2021.

Bad Luck Banging or Loony Porn raconte la journée stressante vécue par une enseignante après que la sextape privée qu’elle avait faite avec son mari se retrouve sur internet. Comment est née cette histoire ?

Tout cela remonte à plusieurs années déjà. Au fil de mes lectures quotidiennes des journaux roumains et étrangers, j’avais été étonné du nombre de faits divers autour de sextapes piratées et diffusées sur la toile. Mais ce ne sont pas tant ces affaires en elles-mêmes qui m’ont donné l’idée d’en faire un long métrage que les commentaires qu’elles généraient. Très violents et très divisés. J’ai voulu en faire l’expérience avec mes proches. J’en ai parlé à quelques amis et en quelques minutes se sont formés deux clans. L’un pour, l’autre contre. J’ai recommencé l’expérience quelques jours plus tard avec d’autres personnes et le résultat a été exactement le même. C’est ce soir-là que l’idée d’en faire un film s’est imposée en moi : quand un sujet provoque des réactions aussi violentes, il mérite d’être creusé.

Comment a débuté le processus d’écriture ?

Je commence toujours par prendre des notes puis j’écris un premier traitement tout à fait classique avec une histoire qu’on suit banalement de A à Z. Assez rapidement, dans ce cas précis, je me suis rendu compte que ça ne marchait pas. Il manquait l’essentiel à cette histoire : son contexte.

Ce contexte devait même devenir plus important que l’histoire, car il constitue le creuset de nombreux problèmes et questionnements de notre société autour du corps des femmes, du monde digital, de la montée des extrêmes en politique…

Je devais donc trouver une façon de structurer mon récit afin de mieux épouser tous ces sujets.

Vous avez pour cela opté pour une structure en trois actes. Qu’est-ce qui vous en a donné l’idée ?

Le déclic a eu lieu alors que je me trouvais en France pour le mixage de mon film précédent, Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares. J’en avais profité pour aller voir la grande exposition sur le cubisme au centre Pompidou. C’est là que j’ai eu le déclic : cette histoire ne pouvait se déployer que par un prisme cubiste, avec l’idée d’un récit un peu explosé, faisant fi de toute linéarité.

Détaillons chacune des trois parties qui le composent. Dans la première, on suit les déambulations dans les rues de Bucarest de votre héroïne, prête à se battre pour ne pas se soumettre au diktat de l’humiliation. Vous montrez une ville où le danger et la violence peuvent surgir à tout moment. Vous vouliez raconter l’ambiance sous haute tension des grandes villes d’aujourd’hui ?

Non, je tenais vraiment à ce que mon film raconte d’abord et avant tout la Roumanie d’aujourd’hui. Par ce geste, je suis volontairement à contre-courant de la pression actuelle de l’industrie du cinéma qui nous pousse à aller vers les sujets les plus universels possible afin de parler au plus grand nombre. Cette universalité à marche forcée gomme les particularités locales, donc toutes les aspérités que je recherche comme spectateur et comme cinéaste. Voilà pourquoi dans ce premier mouvement, j’ai voulu montrer le quotidien des rues de Bucarest, bien plus chaotique à mes yeux que celui des autres capitales européennes. Bucarest a été détruite par les politiques d’urbanisation de Ceausescu dans les années 80 comme par celles de ses successeurs et la nouvelle économie néolibérale qui rogne sur les espaces communs au nom du business tout-puissant. Tout cela donne cet aspect chaotique, violent et étouffant dans la ville où on a, en effet, le sentiment qu’un drame peut surgir à chaque coin de rue. J’utilise la caméra comme un microscope pour explorer en profondeur cette réalité, montrer l’idéologie, la philosophie, la prime à l’égoïsme qui, derrière tout cela, détruisent jour après jour la qualité de vie. 


Le deuxième mouvement marque une rupture à tous points de vue. Vous laissez de côté cette enseignante pour passer en revue toute une série de concepts (sexisme, racisme, ubérisation, colonisation…) dans des mini-modules ludiques et volontiers ironiques. Qu’est-ce qui vous a conduit à cette parenthèse ?

Le mot que vous avez employé : ludique ! Dans cette deuxième partie, je voulais m’arrêter un instant sur le contexte historique, géographique et philosophique de l’histoire que je raconte. Explorer le passé dans lequel elle s’ancre. Et ce, en faisant un type de cinéma sortant un peu des sentiers battus où je m’appuie sur un dispositif littéraire – avec comme modèle le Gustave Flaubert du Dictionnaire des idées reçues – que je détourne par l’utilisation d’images et de sons. Je comprends que cela puisse en dérouter certains, notamment parce que je joue avec les contrastes et que souvent le texte, l’image et le son partent dans trois directions différentes. Mais cela permet selon moi de montrer une image plus complexe de ce qui peut paraître une évidence.

J’utilise le montage non pas pour raconter une histoire mais pour la déconstruire, avec évidemment le travail de Jean-Luc Godard en tête. Le montage comme moyen de provoquer des ruptures.

J’ai commencé à travailler sur cette partie un ou deux ans avant le tournage, inspiré par ce que j’avais pu lire ou voir aussi bien dans des livres et des journaux que sur internet. J’ai laissé les choses venir à moi avec comme seul principe de base : le chaos !

Enfin, dans le dernier mouvement, on retrouve votre héroïne confrontée dans son établissement à un véritable tribunal stalinien face aux parents d’élèves appelés à l’issue des débats à voter son exclusion ou son maintien à son poste. Et là encore, vous encapsulez dans ces échanges vifs nombre des mots de notre époque, du révisionnisme au complotisme roi en passant par le slut-shaming… mais sans ne rien perdre de l’esprit de farce qui vous anime. Comment avez-vous conçu cette dernière ligne droite ?

J’ai conçu cette partie sous influence assumée du dadaïsme. Elle fait écho aux années 20 et 30 où, pour la seule et unique fois de son histoire, la Roumanie s’est située à l’avant-garde de la culture européenne avec l’écrivain Tristan Tzara, Isidore Isou l’inventeur du lettrisme, le peintre Victor Brauner, Constantin Brancusi, Eugène Ionesco… Il y régnait une incroyable effervescence dans la radicalité et l’irrévérence avec un aspect vulgaire assumé pour aller contre la bienséance et la bien-pensance dominantes. Ce mouvement a été cassé par le fascisme puis le communisme. Cent ans après, il ne reste presque plus rien de cet état d’esprit. 

C’est ce même esprit ludique qui vous a conduit à proposer plusieurs fins à Bad Luck Banging or Loony Porn ?

Exactement. Je voulais plus largement utiliser et subvertir le mauvais goût et le langage des sitcoms télé pour aller précisément contre la bienséance et le conservatisme intellectuel, esthétique et politique qui dominent en Roumanie. Et j’assume totalement la caricature. Picasso disait de la caricature qu’elle n’était pas réaliste mais vraie. Je partage entièrement son avis. C’est vers quoi j’ai essayé de tendre en tout cas.

Vous aviez dès le départ en tête la durée de chaque partie ? Ou cela s’est beaucoup retravaillé au montage ?

Je recherchais un équilibre mais rien n’était programmé au départ. La deuxième partie durait une heure au premier montage. Mais j’ai senti que les gens allaient se lasser donc j’en ai coupé la moitié en gommant les répétitions. C’est quelque chose d’assez intuitif, le geste du premier spectateur de mon film en quelque sorte. Mais là encore, je suis allé contre cette obsession de l’équilibre parfait où on vous explique qu’il faut couper cinq secondes par ci ou par là sans quoi le spectateur va s’ennuyer ! Ce diktat me paraît vraiment étrange, voire dangereux. Moi, je prends les spectateurs pour des adultes et je ne cherche pas à anticiper les réactions. Donc j’assume de laisser des longueurs ici ou là, à partir du moment où j’estime que s’y trouvent des choses importantes. Tant pis si certains s’ennuient !

BAD LUCK BANGING OR LOONY PORN

De Radu Jude
Scénario : Radu Jude
Directeur de la photographie : Marius Panduru
Musique : Jura Ferina et Pavao Miholjevic
Montage : Catalin Cristutiu
Production : MicroFilm, Paul Thiltges Distributions, Endorfilms, Kinorama
Distributeur : Météore Films
Soutien du CNC : Aide sélective à la distribution (aide au programme)