Raphaëlle Moine : « Les opérettes françaises ont été une alternative aux comédies musicales hollywoodiennes »

Raphaëlle Moine : « Les opérettes françaises ont été une alternative aux comédies musicales hollywoodiennes »

11 février 2021
Cinéma
Portrait de Raphaëlle Moine
Portrait de Raphaëlle Moine D.R
Le film musical, une tradition française ? C’est la question à laquelle Raphaëlle Moine, professeure en études cinématographiques et audiovisuelles à l’université Sorbonne Nouvelle, a accepté de répondre. Elle analyse pour le CNC les grandes lignes de force de cette histoire particulière.

De quand peut-on dater les débuts du film musical en France ?

Avant de répondre à cette question, il faut s’interroger sur ce qu’on appelle le film musical. On a tendance à prendre comme modèle la comédie musicale hollywoodienne et, évidemment, on ne retrouve pas, ou extrêmement peu, d’équivalent français. Mais dès les débuts du parlant, on trouve des films dans lesquels il y a de la musique de manière importante. Par exemple dans Sous les toits de Paris de René Clair (1930), la chanson – interprétée par Albert Préjean – qui donne son titre au film revient comme un leitmotiv. Dans les années 30, les films musicaux sont essentiellement des films à chansons. C’est une tendance forte du cinéma français. Parfois ce n’est qu’un moment, parfois les chansons jouent un rôle essentiel dans le film. Julien Duvivier aimait beaucoup mettre des chansons dans ses films. Il y en a dans La Belle Équipe, Pépé le Moko... L’autre tendance, c’était d’offrir des rôles sur mesure à certains chanteurs, comme Tino Rossi ou Charles Trenet. Il y a toujours eu dans le cinéma français l’idée de capitaliser sur le succès d’un chanteur et de créer une synergie entre le cinéma et la chanson.

On a beaucoup adapté les opérettes sur grand écran. Est-ce typiquement français ?

Il y a en effet une tradition de l’opérette en France. Le succès des opérettes sur grand écran est plutôt caractéristique de l’après-guerre et des années 50, essentiellement autour de la personnalité de Luis Mariano. Ces films à grand spectacle et à gros budget sont d’une certaine manière une alternative aux comédies musicales hollywoodiennes. Ce ne sont pas simplement des opérettes qui racontent des petites histoires d’amour, mais aussi des films qui font voyager à un moment où le tourisme commence à se développer. Même si ça nous paraît bizarre aujourd’hui, ces œuvres incarnaient une forme de modernité.

Comment analysez-vous le phénomène Luis Mariano ?

Son succès vient d’abord de sa belle voix de ténor et du plaisir sensuel que procure son interprétation. Il joue le latin lover souriant. L’homosexualité de Mariano est un secret bien gardé à l’époque. Que ce soit dans ses personnages d’opérette ou dans l’image publique qu’il entretient, il transporte des valeurs de gentillesse, de conscience professionnelle, d’amour de sa maman, de dévouement à sa famille qui sont un peu à rebours des normes masculines dominantes de l’époque. Dans la France des années 50, il propose à son public, qui est essentiellement féminin, une image désirable d’homme doux. Ça explique aussi l’adhésion. Ces films, comme Violettes impériales, Le Chanteur de Mexico, ont occupé les premières places du box-office français. Luis Mariano était d’ailleurs très prisé par la presse cinéma populaire comme Cinémonde où il tenait même une rubrique « Luis Mariano vous répond ».

Pourquoi la mode des opérettes s’est-elle arrêtée ?

D’abord parce que s’opère un renouvellement musical générationnel. D’autres musiques, d’autres rythmes, comme le mambo, arrivent. À l’orée des années 60, la vague des yéyés ringardise l’opérette. Contrairement à la comédie musicale américaine, l’opérette ne parvient pas à s’adapter, peut-être prisonnière de sa formule. Et puis le développement des radios périphériques, des 45T, des scopitones dans les bars offre d’autres modes de consommation de la musique.

Vous évoquez dans Voyez comme on chante ! Films musicaux et cinéphilies populaires en France (1945-1958) le burlesque musical français dans les années 50

C’est un phénomène initié par Robert Dhéry avec sa troupe des Branquignols. Influencé par Helzapoppin (H.C. Potter, 1941), Robert Dhéry a développé des films où la chanson a une grande importance. C’est aussi lié à l’essor des cabarets en France.

Certains producteurs ont quand même envisagé de franciser les comédies musicales hollywoodiennes. Parlez-nous de Folies-Bergère d’Henri Decoin (1956) avec Zizi Jeanmaire…

Depuis les années 40-50, il y a beaucoup d’essais de films musicaux comme les comédies poursuite, les films swing. À chaque fois, cela concerne quelques films, concentrés autour d’un artiste. Henri Decoin s’est essayé à la comédie musicale avec une histoire dont Eddie Constantine et Zizi Jeanmaire étaient les héros. Roland Petit était chargé de la chorégraphie. Pourquoi cela n’a pas pris ? Je ne sais pas. Peut-être parce que la copie est toujours moins bien que l’original.

La danse semble absente du film musical français, non ?

Il est vrai que le chant participe davantage à l’image de marque du film musical. Il existe des exceptions, bien sûr. Les opérettes contiennent des scènes dansées, les films avec des revues aussi… Dans le burlesque musical, le corps a son importance. Mais le chant est plus fort. C’est en partie lié à la formation des acteurs qui peuvent être des acteurs-chanteurs, des acteurs capables de chanter ou encore des chanteurs qui deviennent acteurs, mais ce sont très rarement, contrairement aux États-Unis, des artistes complets. On imagine mal Tino Rossi danser…

Est-ce qu’il y a aujourd’hui des héritiers à cette tradition du film musical ?

Il n’y a pas d’héritiers directs du film à chansons dans la mesure où d’autres influences sont venues imprégner les films musicaux français. La référence incontournable aujourd’hui, c’est bien sûr Jacques Demy. C’est comme s’il avait fait un reset du film musical en France, en particulier dans le cinéma d’auteur. Il s’est aussi développé dans l’Hexagone le biopic de chanteur ou de chanteuse. Dans ces films-là, vous avez une collection de chansons qui accompagnent le récit biographique. Il y a aussi beaucoup d’expérimentations ludiques dans le film musical, comme avec On connaît la chanson (Alain Resnais, 1997) ou 8 Femmes (François Ozon, 2002), où les reprises de chansons viennent s’entrecroiser dans le récit. Même aujourd’hui, on voit que le genre musical français couvre plusieurs acceptations et non pas une grande formule unique comme peut l’être la comédie musicale américaine.

Est-ce que cela constitue un genre ?

Pas au sens strict. Le film musical français est un genre à part, à la définition évanescente et large, composé de sous-genres, de cycles, de formules qui chacune ont leur histoire, leur période de succès…

Pour aller plus loin :
Revue Théorème n°20 « Voyez comme on chante ! Films musicaux et cinéphilies populaires en France (1945-1958) », Paris, Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2014 (sous la direction de Raphaëlle Moine et Sébastien Layerle)