Comment avez-vous entendu parler de ce projet de documentaire sur les dessous de l’assassinat du dirigeant congolais Patrice Lumumba ?
Rémi Grellety : Le producteur belge Daan Milius et le réalisateur Johan Grimonprez m’ont d’abord contacté pour une expertise. En effet, ils avaient pour projet un film entièrement construit à partir d’images d’archives, ce que j’avais expérimenté moi-même à plusieurs reprises, entre autres avec le film de Raoul Peck, I Am Not Your Negro (2016) que j’avais produit. Très vite nous entrevoyons l’idée d’une coproduction. Si je n’avais jamais collaboré avec Johan Grimonprez auparavant, j’admirais son travail depuis longtemps.
À quel stade en était alors ce projet ?
Johan avait terminé une grande partie des recherches historiques sur le sujet. Cela lui a pris deux ans. Il avait déjà emmagasiné beaucoup d’images d’archives et de documents. Pour mieux se faire comprendre, il avait réalisé des essais de montage incluant la musique. Je pouvais donc me figurer les choses assez concrètement.

Au-delà de son sujet, qu’est-ce qui rendait ce projet si spécifique ?
Se baser uniquement sur de l’archive requiert un important travail de montage. Johan propose de plus un geste artistique très fort. Il part en effet d’un sujet très précis, en l’occurrence l’assassinat de Patrice Lumumba, pour ouvrir le champ de la narration à tout ce qui a pu entourer cet évènement et ses répercussions. Le film traite de la guerre froide, de la décolonisation en Afrique, des enjeux stratégiques que représentent déjà les minerais du Congo (l’uranium à l’époque, pour la bombe atomique), le rôle de l’ONU et les luttes d’influence qui s’y jouent, et évidemment le jazz. Dès lors, le montage n’était pas juste une étape dans la fabrication mais devenait le corps même du film. Mon rôle était d’accompagner au mieux ce travail. En l’absence de tournage nous n’avions pas de contraintes de temps. Nous savions quand débuterait le montage pas quand il finirait. Lorsque vous travaillez sur un projet aussi atypique, le gros du travail est de parvenir à se faire comprendre des partenaires éventuels.
Avez-vous tout de suite compris cette interaction entre la musique jazz et les bouleversements du Congo après son indépendance ?
Le jazz n’était pas présent dans le projet de départ. C’est lors de ses recherches que Johan a appris que Louis Armstrong avait effectué une tournée de concerts en République démocratique du Congo à l’automne 1960. Une idée assez saugrenue puisque le pays est alors en pleine instabilité politique, la guerre civile pointe et Patrice Lumumba, l’une des figures de l’indépendance, est retenue prisonnier dans son propre pays. L’idée d’envoyer cette star internationale au milieu du chaos peut paraître étrange. En tirant les fils, Johan s’est rendu compte que derrière tout ça il y avait l’administration américaine qui envoyait des musiciens de jazz, tels des ambassadeurs, en Afrique pour peser dans ce qui était alors une guerre d’influence culturelle – une des ramifications de la guerre froide. Le jazz est donc entré presque naturellement dans notre film et les musiciens en sont devenus des acteurs.
Comment définiriez-vous votre travail sur ce film ?
J’étais d’abord un conseil extérieur, puis très vite nous avons pensé que je pourrais être un coproducteur. Une belle dynamique s’est immédiatement installée entre Daan, Johan et moi. Finalement, après à peine quelques mois de collaboration nous avons décidé que Daan et moi produirions le film ensemble, en codélégués, entre la Belgique et la France. Lorsque nous avons mis en place la coproduction, il convenait de trouver des financements pour la réalisation du film. L’équipe du film se limitait à très peu de personnes, Johan travaillait principalement avec son monteur Rik Chaubet. En termes de coûts cela restait donc assez limité. Comme je le racontais plus haut, il fallait expliquer à nos interlocuteurs le style atypique du film, son rythme, la teneur du récit, le fait que son écriture finale apparaîtrait au montage... Les financements sont principalement venus de Belgique compte tenu de la nationalité du réalisateur, à commencer par les télévisions publiques : la RTBF et la VRT. En France, Arte nous a immédiatement suivis et nous avons pu compter sur le soutien sélectif du CNC. Une société de ventes internationales, Mediawan Rights, s’est engagée ainsi qu’un fonds privé américain.
Vous évoquiez I Am Not Your Negro de Raoul Peck, réflexion sur la condition des Noirs et de la lutte des droits civiques aux États-Unis. Diriez-vous que produire Bande-son pour un coup d’État s’inscrit dans une même logique politique et artistique ?
Avec son film Raoul Peck a été visionnaire et a inspiré beaucoup d’autres cinéastes. Sa liberté créative, associée à sa précision d’analyse politique et sociale, a apporté un vent de fraîcheur dans la forme documentaire. Johan de son côté réalise des films depuis presque trente ans et à chaque fois l’archive occupe une place prépondérante. I Am Not Your Negro et Bande-son pour un coup d’État partagent cette ambition commune de proposer une écriture inédite, sur la base d’images d’archives, non pas par goût de la performance, mais pour amener un sujet grave, important, universel à un public le plus large possible, avec ce parti pris : ne pas sous-estimer l’intelligence du public, ni son envie d’être « challenger ».

Combien de temps a duré la fabrication du film ?
Le montage s’est étalé sur à peu près trois ans. Les choses se sont construites au fur et à mesure. Une fois qu’il a été décidé que la musique serait un personnage à part entière cela a bien sûr influé sur la structure. Johan a une capacité formidable à inscrire les archives dans le processus créatif et ce, quelle que soit leur nature. Lorsque ces archives n’étaient que sonores, par exemple, il trouvait un moyen de les exploiter au mieux par le montage. Dès lors les contraintes devenaient des opportunités créatives. Idem pour les textes présents à l’image. Ce n’était pas une idée de départ. Elle s’est imposée naturellement. Tout ce texte provient des recherches de Johan en amont du film. Période durant laquelle il a compilé des notes, des extraits de livres, de discours… Ce matériel n’était d’abord que des indications pour guider la pensée du film, mais ces indications sont devenues un élément à part entière, permettant d’aborder des points cruciaux. Nous avons confié au graphiste Hans Lettany, le soin de sublimer ces mots à l’écran afin qu’ils ne deviennent pas une contrainte de lecture pour le spectateur.
Les droits de la musique ont-ils été faciles à obtenir ?
Nous avons fonctionné presque au cas par cas, certains ayants droit étant plus sensibles que d’autres à notre démarche. La plupart des morceaux sont de grands standards du jazz, ce n’était donc pas toujours évident. Le plus dur était d’identifier les ayants droit.
N’avez-vous jamais douté de la radicalité de film ?
Cette radicalité je l’embrasse, car elle est nécessaire dans notre monde. Nous avons conscience de proposer un objet – pour moi ce film est une « expérience » – qui ne repose sur aucunes références préexistantes et nous acceptons de nous retrouver confronter à une forme d’incompréhension. Mais jusqu’ici le film suscite de la part du public et de la presse des réactions positives.

Bande-son pour un coup d’État a connu une longue carrière en festivals et une nomination à l’Oscar du meilleur documentaire…
C’est assez fou en effet. Il y a d’abord eu la première mondiale à Sundance où le film a obtenu le prix de la Cinematic Innovation. Cette récompense a permis de lancer merveilleusement sa carrière. Il a ensuite enchaîné les présentations dans des festivals à travers le monde, ce qui a favorisé les ventes dans différents territoires. Il y a eu ensuite la sortie en salles, en Belgique, aux Pays-Bas, en Angleterre, au Canada, aux États-Unis… permettant au film de rester dans l’actualité. À partir de l’automne dernier la course pour les Oscars s’est enclenchée. J’avais eu la chance de connaître cette expérience avec I Am Not Your Negro quelques années auparavant. Se retrouver dans cette « course » permet une attention continue sur le film, un engagement plus important des distributeurs, etc. En somme une bien plus grande exposition et durabilité du film.
Quel est l’avenir de Bande-son pour un coup d’État ?
Le film va sortir dans de nombreux pays. Il est déjà en ligne sur la plateforme arte.tv et sera diffusé à l’antenne sur la chaîne en mai. Puis une sortie dans les salles françaises est prévue en octobre prochain. Il sera distribué par Les Valseurs. Le film sera proposé en salles dans son montage original de 2 h 30 soit vingt minutes de plus que la version proposée sur Arte.tv.
Bande-son pour un coup d’État

De Johan Grimonprez
Produit par : Rémi Grellety (Warboys Films), Daan Milius (Onomatopée Films)
Montage : Rik Chaubet
Diffuseur : Arte
Distributeur : Les Valseurs
Ventes internationales : Mediawan Rights
Disponible sur la plateforme arte.tv, à l’antenne en mai 2025.
Ce documentaire a bénéficié de l’aide sélective documentaire/magazine du CNC.