Antonin Peretjakto : l’autre visage de la guerre en Ukraine

Antonin Peretjakto : l’autre visage de la guerre en Ukraine

19 juin 2025
Cinéma
Voyage au bord de la guerre
« Voyage au bord de la guerre » réalisé par Antonin Peretjakto Antonin Peretjatko / bathysphere productions

Avec son documentaire, Voyage au bord de la guerre, le cinéaste se place à distance du front pour saisir une autre réalité du conflit ukrainien. Entretien.


Que signifie pour vous se situer « au bord la guerre » ?

Antonin Peretjatko : Le titre du film est aussi la ligne directrice du projet. J’ai voulu me démarquer des images renvoyées par les médias, de m’écarter de la ligne des combats pour montrer autre chose d’un pays fracturé par la guerre. Sur place, j’aurais très bien pu interroger des médecins militaires qui revenaient du front mais ce n’était pas mon propos. J’ai ressenti un manque par rapport à la guerre et la question de l’exil m’a préoccupé. Si les personnes que j’ai croisées n’ont pas quitté leur pays, elles vivent quand même à 800 kilomètres de chez elles et ressentent très fortement le déracinement. C’est pourquoi j’ai donné la parole à beaucoup d’artistes. Un peintre qui ne peut plus peindre n’a plus de pays. Dès qu’une guerre se déclare, les artistes sont d’abord visés. La culture est soit annihilée, soit reprise en main. Dans ce cas précis, il y a un désir d’effacement réciproque. Les Ukrainiens tentent d’effacer le passé communiste de l’URSS, quant aux Russes, c’est la culture ukrainienne qu’ils cherchent à nier.

L’invasion de l’armée russe en Ukraine survient le 24 février 2022. Trois mois plus tard, vous partez sur place…

L’idée de ce départ a été de rencontrer des Ukrainiens qui ont fui leur pays du jour au lendemain sans savoir s’ils allaient pouvoir un jour y revenir. Qu’ont-ils mis dans leurs bagages ? Tout a changé lors du festival Les Cinglés du Cinéma à Argenteuil, foire dédiée au matériel cinématographique. J’y croise alors un ami collectionneur de copies de films en 16 mm. Il m’apprend qu’il héberge une famille d’Ukrainiens dont l’un des membres s’apprête à retourner dans son pays pour récupérer d’autres affaires. Je saute sur l’occasion et décide de l’accompagner. Mon ami collectionneur est aussi partant. Cinq jours après, nous sommes en route. J’ai ma vieille caméra Bolex 16 mm avec moi. Tout s’est fait dans une urgence totale.

J’ai voulu me démarquer des images renvoyées par les médias, de m’écarter de la ligne des combats pour montrer autre chose d’un pays fracturé par la guerre.

Justement, comment prépare-t-on un film dans ces conditions ?

Les cinq jours qui m’ont séparé de mon départ ont été intenses. Il a fallu remuer ciel et terre pour rendre les choses possibles. À l’époque, pour une raison que j’ignore, la France connait une pénurie de pellicule 16 millimètres. Je rencontre alors Nicolas Anthomé de la société Bathysphère, futur producteur du film, qui en a en réserve et se dit prêt à me les donner. Le voilà donc impliqué dans le projet. Avec un producteur dans l’équation, tout devient soudain plus concret. Nous avons également pu bénéficier de l’Aide au parcours d’auteur du CNC.  

Il est toutefois impossible de savoir ce que vous allez trouver sur place ?

Ce voyage en Ukraine me trotte dans la tête depuis plusieurs années. Mes grands-parents en sont originaires. J’y suis allé une seule fois, en 2009, en Crimée. Mon rapport à ce pays s’arrêtait là. J’ai repensé à tout cela au moment de partir. Je sais au fond de moi que je veux saisir le quotidien de ces personnes pour qui le conflit est devenu presque une habitude. Je ne veux surtout pas tomber dans le misérabilisme qui ne produit rien d’intéressant mais au contraire regarder où l’humanité continue de s’accrocher malgré tout. Cela peut passer par des moments de joie, des sourires… Tout s’est enchaîné assez simplement. Une rencontre en a entraîné une autre. Je suis allé de surprise en surprise.

Que permet concrètement le format 16 mm ?

On en revient à cette idée de m’éloigner des images numériques dont nous avons été abreuvés par les médias ou les réseaux sociaux. Le support que vous choisissez influence votre mise en scène, donc le regard, celui que vous portez et celui que l’on vous porte en retour. In fine, le discours est façonné par la technique. Le support 16 mm est, pour beaucoup, jugé obsolète. Plus personne ne tourne avec une caméra comme la mienne à part peut-être des cinéastes expérimentaux. J’ai croisé des reporters sur place qui, voyant mon matériel, m’ont ignoré complètement. Ils se sont sûrement demandé quel genre de journaliste j’étais. Ceux que j’ai filmé, eux, ont appréhendé l’exercice de la confession d’une autre manière que si j’avais utilisé une caméra classique. Ils ne se sont pas sentis obligés de ressortir un discours préétabli. La façon dont les gens ont appréhendé mon dispositif a été tout aussi intéressante que ce qu’ils ont eu à dire. Face à moi, ils ont bien vu que je n’ai pas cherché quelque chose de conventionnel. Une bobine 16 mm dure trois minutes environ. Il faut recharger constamment la caméra, stopper la parole du témoin, donc la dynamique de sa pensée. La personne a le temps de reprendre ses esprits, de réfléchir à la façon dont elle va continuer son récit. Il faut noter qu’une Bolex fait énormément de bruit. Il est impossible d’oublier sa présence.

 

Stopper l’élan d’un témoin peut aussi provoquer une cassure…

C’est pourquoi je leur ai répété qu’ils n’avaient aucune obligation de s’arrêter de parler. Je leur ai dit : « Même si je ne vous regarde plus pour des raisons techniques, je continue d’être à votre écoute… » Cela n’a pas été évident pour eux, ni pour moi, mais c’était un contrat tacite. Ce que je n’ai pas réussi à capter à l’image, mon enregistreur numérique, lui, est parvenu à le saisir par le son. Voilà pourquoi j’ai réalisé des plans de coupe : des fleurs, des paysages, des détails a priori insignifiants qui en réalité ne l’ont pas été. Enfin la voix off m’a permis de raconter ce qui est resté hors champ.

Le film essaie de montrer que malgré les horreurs de la surface, les fleurs continuent de pousser.

Vous êtes-vous posé la question de la pertinence de ce dispositif ?

J’ai eu forcément des doutes. Le côté arty allait-il exclure certains spectateurs, voire mes interlocuteurs ? Une fois que vous êtes dans l’action, votre seule préoccupation est de poser les bonnes questions, de mettre les témoins à l’aise afin qu’ils livrent une part d’eux-mêmes. C’est le soir en faisant le bilan de la journée (si tant est qu’une journée se termine quand on tourne un documentaire) que l’on se pose des questions. Très vite, j’ai été rassuré en pouvant commencer le montage. Mon geste était le bon.

Combien de temps êtes-vous resté sur place à chaque fois ?

Le tournage du film a duré deux fois quinze jours. Le premier voyage s’est déroulé en mai 2022, le second neuf mois plus tard en 2023. À chaque fois, l’équipe s’est résumé à deux personnes : un preneur de son et moi à l’image. Parfois, un interprète nous a traduit ce qui s’est dit quand notre interlocuteur ne parlait pas anglais.

Dans le film, on vous entend en voix off. Votre timbre est légèrement déformé par le matériel ce qui créé ainsi un décalage…  

J’ai utilisé un petit enregistreur MP3 vieux d’une vingtaine d’années. Il a une sonorité très particulière. J’ai d’abord essayé d’enregistrer avec du matériel beaucoup plus récent mais cela n’a pas bien fonctionné. C’était trop propre, il n’y a pas eu vraiment d’alchimie entre l’image et le son. Pour retrouver ce côté assez brut, il a fallu « salir » un peu les choses au mixage, accueillir les imperfections de l’image et du son. Dès lors l’émotion peut advenir. C’est pourquoi je préfère le 16 mm au numérique qui offre une perfection assez froide.

« Dans ce récit de guerre c’est souvent l’envie de filmer le printemps qui l’emporte… », dites-vous en voix off… Qu’avez-vous voulu dire ?

Le printemps est une allégorie de l’espoir, de la renaissance. Lors de ma première visite en mai 2022, il est évident pour les Ukrainiens que leur pays va gagner la guerre. Neuf mois plus tard, c’est l’hiver et la guerre s’est installée durablement. L’état d’esprit n’est plus vraiment le même. On voit des passants en pleurs dans la rue, ce qui n’était pas le cas avant. Tout cela a été évidemment impossible à filmer. La présence des militaires s’est également intensifiée. Comme si la guerre a avalé le quotidien. Mais les autorités ukrainiennes tiennent à ce que la vie continue malgré la guerre. Les théâtres et les cinémas restent ouverts. Le film essaie de montrer que malgré les horreurs de la surface, les fleurs continuent de pousser.
 

Voyage au bord de la guerre

Affiche de « Voyage au bord de la guerre »
Voyage au bord de la guerre Léopard Films

Réalisation : Antonin Peretjatko
Production : Nicolas Anthomé – Bathysphère Productions
Distribution : Léopard Films
Sorties en salles le 18 juin 2025

Antonin Peretjatko a bénéficié de l’Aide au parcours d'auteur 2022 du CNC.