Thomas Ngijol : « Avec Indomptables, je voulais capturer la brutalité du réel »

Thomas Ngijol : « Avec Indomptables, je voulais capturer la brutalité du réel »

13 juin 2025
Cinéma
« Indomptables » réalisé par Thomas Ngijol
« Indomptables » réalisé par Thomas Ngijol Why Not Productions

Le comédien et réalisateur adapte en fiction un documentaire de Mosco Levi Boucault. Il signe un drame policier autour d’un commissaire camerounais aux méthodes excessives. Entretien.


Indomptables est la transposition en fiction d’un documentaire de Mosco Levi Boucault, Un crime à Abidjan (1998). On y suit l’enquête d’un commissaire qui n’hésite pas à malmener ses suspects. Quand l’avez-vous découvert ?

Thomas Ngijol : Lors de sa première diffusion sur Arte. J’avais alors 18 ans. Je ne sais pas comment j’en avais entendu parler, mais j’ai le souvenir de l’avoir guetté. Je l’ai donc enregistré en VHS et conservé précieusement. Ce film était aux antipodes de ce que je voyais à l’époque, et sa découverte a été un choc. Le personnage du commissaire Kouassi m’était aussitôt apparu familier. Je pouvais saisir son mécanisme de pensée et d’action pour la simple et bonne raison que j’y voyais mon propre père. D’un coup, quelque chose s’ouvrait à moi.

Quoi précisément ?

Cet homme aurait pu être maghrébin, français, italien… Il a le comportement propre à la classe sociale à laquelle il appartient. C’est un prolétaire très pragmatique. Il part tôt le matin pour travailler et rentre tard le soir. Les relations avec ses enfants se limitent à l’essentiel. Pour ce type d’hommes, la notion de patriarcat est très ancrée. Ils font partie d’une génération pour qui la guerre était une réalité. Dans Un crime à Abidjan, le protagoniste est un commissaire dévoré par son travail. Sa fonction lui impose une très forte charge mentale. Bien sûr, la société ivoirienne qui l’entoure joue aussi un rôle dans sa façon d’agir mais il reste universel.

Pourquoi avoir adapté ce film aujourd’hui ?

Lorsque j’ai débuté dans ce métier, j’avais un petit carnet où je notais des idées, des impressions… J’avais écrit : « Fais quelque chose avec ce film. » Je ne savais pas quoi, ni quand ni comment, seulement que j’y reviendrais un jour. Avec l’âge, je me sens plus à l’aise avec mes propres émotions. Je sentais que je pouvais ouvrir de nouveaux horizons et ne pas me cacher derrière le rire, même si la comédie permet aussi d’aller vers des choses intimes. J’étais littéralement habité par cette histoire. Indomptables s’inscrit d’ailleurs dans la lignée de mon dernier spectacle, L’Œil du tigre, où je parlais de mes enfants et donc de transmission. Je voulais continuer dans cette veine plus sensible.

La différence entre votre film et le documentaire dont vous vous inspirez est la façon dont vous auscultez la cellule familiale du personnage…

Il y avait, consciemment ou non, une volonté d’exorciser et de rendre hommage à mon père. Or une pudeur m’empêchait jusqu’ici d’y aller frontalement. Ce film est devenu l’excuse que je cherchais pour me lancer dans cette forme d’introspection. Mon film n’est pas un pamphlet contre ce commissaire, mais un regard dépourvu de jugement. Comme je vous le disais, le film de Mosco Levi Boucault m’avait enfin permis de comprendre mon père. J’ai souffert des problèmes de communication avec lui. En mettant des mots et des images sur tout ça, je répare.

La transposition de l’intrigue au Cameroun renforce cette part très intime…

Outre le fait qu’il s’agit du pays de mes origines, je ne voulais surtout pas raconter cette histoire en France. Cela m’aurait obligé à y mettre un contexte, en l’occurrence celui de l’immigration et donc de la défiance qu’elle peut générer chez certains. Le racisme n’était pas le sujet. Même si je me sens français, mes origines sont très difficiles à définir. J’ai toujours été embarrassé par ces histoires d’identité. Avec Indomptables, je cherchais une certaine universalité. Je vais au Cameroun depuis l’âge de 5 ans, tous mes grands frères sont nés là-bas. Mon père travaillait à l’époque pour Cameroun Airlines, nous avions donc des facilités pour nous y rendre à chaque période de vacances scolaires. J’ai un rapport très fort à ce pays.

 

Le film montre une violence décomplexée à l’égard des suspects que croise votre personnage…

Je ne cherche ni à la magnifier ni à l’éviter. Elle existe, elle fait partie de notre société. Ici comme ailleurs. Cette violence spécifique est liée à la façon dont fonctionne la société camerounaise. Je ne justifie rien, je la montre. J’espère avoir trouvé la bonne distance pour la filmer. 

Votre personnage dit : « Je ne suis pas un tortionnaire, je suis un Africain… »

Il porte en lui une douleur, celle de tout le continent africain qui a connu son lot de meurtrissures. Cette douleur développe chez lui une certaine ambivalence dans son rapport aux autres. Il dégage à la fois de l’empathie et une violence mal contenue. Ce sont les paradoxes de l’existence. Je n’ai pas de réponse à cette sorte de folie humaine.

Aviez-vous peur que ce basculement vers le drame ne soit pas compris...

J’avais, en effet, conscience du pari que ça pouvait représenter car personne ne m’attendait à cet endroit-là. Je me suis investi énormément dans la réalisation de ce film, j’ai sacrifié d’autres projets…

Le travail de Mosco Levi Boucault avait déjà inspiré Arnaud Desplechin pour Roubaix, une lumière. La transposition d’un documentaire en fiction était-elle un geste naturel ? 

Je n’ai rien théorisé. Je connaissais tellement bien le personnage qu’il était déjà là. Sa manière de penser m’était familière. Il regarde les gens dans les yeux, il est très direct. Il a sa propre conception de l’intégrité. Mosco Levi Boucault a découvert mon film et l’a aimé. Il m’a adressé un mail. J’étais aux anges.

Pour interpréter votre personnage vous avez pris l’accent africain… Y a-t-il eu un doute sur ce parti pris ?

À partir du moment où j’avais décidé de l’interpréter, non. C’était un luxe de tourner au Cameroun entouré de toute la population locale. Cela me portait et m’empêchait d’aller vers la caricature. Le tournage s’est fait dans un bouillonnement perpétuel.

Votre mise en scène opte volontairement pour la sobriété…

Je ne voulais pas d’un film trop stylisé, porté par des effets voyants. C’est la brutalité du réel que je voulais capturer. J’ai d’ailleurs dit aux comédiens camerounais : « J’ai plus à apprendre de vous que l’inverse. Je ne suis que de passage, vous, vous vivez ici. » Mon rôle était de les aider à s’ouvrir à la caméra. Il ne s’agissait pas de magnifier quoi que ce soit. Le documentaire de Mosco Levi Boucaut était mon garde-fou.

Indomptables, quelle est la portée de ce titre ?

Il décrit assez bien le caractère du personnage : têtu, borné, qui agit selon sa conscience. L’équipe nationale de foot du Cameroun est surnommée les « Lions indomptables »… C’était un clin d’œil. J’aime cette idée de rendre hommage aux gens qui suivent leurs propres règles, quitte à y laisser des plumes.
 

Indomptables 

Affiche de « Indomptables »
Indomptables Pan Distribution

Réalisation : Thomas Ngijol
Scénario : Thomas Ngijol et Patrick Rocher, librement inspiré du documentaire Un crime à Abidjan de Mosco Levi Boucault
Production : Why Not Productions
Distribution : Pan Distribution
Ventes internationales : Goodfellas
Date de sortie : 11 juin 2025

Soutien sélectif du CNC : Aide sélective à la distribution (aide au programme 2025)