« Trois fois rien » décrypté par sa réalisatrice Nadège Loiseau

« Trois fois rien » décrypté par sa réalisatrice Nadège Loiseau

16 mars 2022
Cinéma
Le trio d'acteurs de « Trois fois rien » de Nadège Loiseau.
Le trio d'acteurs de « Trois fois rien » de Nadège Loiseau. Le Pacte
Pour son deuxième long métrage, la réalisatrice du Petit Locataire raconte les aventures de trois SDF gagnants du Loto, qui se retrouvent embarqués dans une foule de péripéties ubuesques avant de pouvoir encaisser leurs gains. Une comédie sociale, découverte lors du festival de l’Alpe d’Huez en janvier dernier. Rencontre.

Qu’est-ce qui vous a conduit à construire un film autour de personnages SDF ?

Ce sujet me bouleverse depuis l’enfance. Savoir que je passe dans la rue à côté de gens qui, le soir venu, n’auront nulle part où aller pour dormir m’a toujours serré le cœur. Je suis originaire du nord de la France, mais mon arrivée à Paris a rendu tout cela plus flagrant. J’ai vécu pendant un certain temps près du bois de Vincennes et, au fil du temps, j’ai sympathisé avec des SDF qui avaient fini par y construire leur « chez eux ». Ils m’ont même proposé de venir boire un café avec eux, à l’image de ce qu’on peut voir dans Trois fois rien. Cette thématique-là m’obsède donc depuis toujours. Mais je me demandais si je serais capable de l’aborder dans un film…

Qu’est-ce qui a constitué le déclic ?

Ma rencontre sur Le Petit Locataire de trois comédiens dont je suis tombée professionnellement amoureuse : Philippe Rebbot, le Québécois Antoine Bertrand et Côme Levin. Ils sont devenus en quelque sorte mes muses. Après cette première expérience, j’ai eu envie de les retrouver en leur écrivant des rôles, nourris par ce que j’avais pu observer d’eux. J’ai pensé qu’avec eux, je voulais bien essayer de me confronter à ce sujet qui me faisait autant peur qu’envie, de me frotter à la comédie pour aborder cette thématique qui a priori ne s’y prête pas. De l’écriture au montage, cette angoisse forte que l’on puisse rire contre et non avec mes personnages ne m’a jamais quittée.

Je redoutais que, par maladresse, se produise à l’écran exactement l’inverse de ce que je recherchais.

Je n’aurais d’ailleurs sans doute jamais osé me lancer dans cette aventure pour mon premier film. Mais loin de me freiner, cet aspect inconfortable m’a motivée et challengée.

Dans l’écriture de vos personnages, on perçoit d’emblée un refus de tout manichéisme. Comment les avez-vous construits ?

Je n’ai pas pensé ces personnages individuellement mais en trio, en veillant évidemment à ce que chacun ait des moments à lui, mais en étant avant tout attentive à conserver un équilibre entre eux. J’ai bien conscience que chacun d’eux aurait pu être le héros d’un film. Et d’ailleurs, pendant toute l’écriture, j’ai lutté pour arriver à faire rentrer leurs trois histoires dans un seul récit, pour ne pas me laisser déborder. Puis, une fois sur le plateau, j’ai vraiment pu m’appuyer sur mes trois acteurs qui ont raisonné, dans leur manière de jouer, exactement de la même manière que moi. Philippe, Antoine et Côme n’ont jamais cessé de se regarder, de partager. Je voyais que jamais ils ne pensaient à eux et eux seuls. Cette générosité finit par transpirer et emmène encore plus loin celle que j’avais impulsée.

À quel point les comédiens ont-ils nourri votre écriture ?

Ils ont été essentiels. C’est parce qu’ils allaient les incarner que j’ai imaginé ces trois héros comme des personnages de BD à l’intérieur d’un conte. J’ai donc mis énormément d’aspects de leur personnalité dans ces rôles. Je les ai autorisés en quelque sorte à aller plus loin que ce qu’ils sont vraiment dans la vie. Le côté poète de Philippe cohabitant avec une profonde noirceur qui le ronge. L’aspect incroyablement enfantin de Côme. Et toutes les émotions contradictoires et complexes qui traversent le corps imposant d’Antoine. Mais je ne les pousse pas sans filet. Je sais où je veux aller et je les récupère avant qu’ils n’aillent trop loin.

 


Les répétitions ont joué un rôle dans la construction du film ?

En effet, on a répété une semaine tous les quatre loin de Paris, à Étretat. Pour que chacun trouve son personnage, bien sûr, mais aussi et surtout parce que j’avais besoin qu’on vive ensemble des moments forts en amont du plateau pour souder le trio, même s’ils se connaissaient un peu. On a beaucoup lu et relu le scénario. On a précisé des détails à commencer par le parcours de chaque personnage avant que le récit débute. Et le soir, quand on allait dîner, je les faisais marcher devant moi pour qu’on trouve ensemble la démarche de chacun et par ricochet celle du trio. Les personnages de Philippe et Antoine devaient avancer au même rythme et celui de Côme à contretemps. 

À quel moment surgit l’idée qui va constituer la colonne vertébrale de votre intrigue : le fait que ces SDF ne puissent pas encaisser l’argent du Loto sans avoir un compte bancaire et un domicile fixe ?

Quasiment dès le départ. J’avais besoin de donner très tôt dans l’intrigue une impulsion à ces trois personnages. Et je savais qu’elle ne pourrait pas venir des institutions mais d’un individu à l’intérieur d’une de ces institutions, en l’occurrence cette employée de la Française des jeux qui va les aider pour qu’ils puissent toucher leur argent. Cette idée vient sans doute là encore de mon enfance.

Gamine, quand je m’apercevais qu’un SDF que j’avais l’habitude de voir au coin de la rue ne réapparaissait plus, je préférais m’inventer qu’il avait gagné au Loto plutôt que de m’imaginer le pire. 

Trois fois rien évoque Une époque formidable de Gérard Jugnot mais aussi l’univers des comédies sociales britanniques. Ces films ont été une source d’inspiration pour vous ?

Non, mais je suis flattée qu’on situe Trois fois rien dans cette veine-là. En fait, je ne travaille jamais vraiment en m’appuyant sur les films des autres. Ici, j’ai avant tout cherché à trouver la couleur qui allait correspondre au récit. Avec Le Petit Locataire, je sortais d’un film extrêmement coloré où, parce que c’était mon premier long métrage, j’y étais allée volontairement à fond au cas où il n’y en ait pas d’autres ! (Rires.) J’ai donc construit Trois fois rien en réaction. J’ai volontairement été beaucoup plus dans la retenue et dans les contrastes. Quand mes personnages sont à l’extérieur, les décors sont très riches. Mais une fois à l’intérieur, ils deviennent beaucoup plus pauvres et minimalistes. Ce parti pris épousait parfaitement le petit budget que nous avions, où on n’allait pas pouvoir déployer des tonnes de lumière. Il y avait une cohérence dans tout cela.

En quoi le montage a fait évoluer le film que vous aviez en tête ?

Il a d’abord été repoussé car le confinement est arrivé pile dans les premiers jours où nous commencions. Or moi, je suis incapable de monter à distance. J’ai donc attendu la fin du premier confinement pour m’y atteler avec mon monteur Christophe Pinel [trois fois nommé aux César pour 9 mois ferme, Au revoir là-haut et Adieu les cons d’Albert Dupontel, NDLR]. Il faut savoir que j’ai une propension à écrire des films qui pourraient durer cinq heures. Mais aussi que je passe toujours par une étape où j’ai envie de tout garder. Donc, logiquement, les doutes commencent à m’envahir à ce moment-là. Et Christophe a été essentiel. Il a su me rassurer car lui a eu très tôt une vision très claire du film. Et il m’a aidée à affirmer ce que je voulais. À commencer par le fait de garder des moments de gêne pour ne pas tomber dans le piège facile dont on parlait plus tôt : montrer ces trois SDF uniquement comme des gars géniaux, sans la moindre face sombre. Je ne voulais pas qu’il soit trop facile de les aimer, mais en même temps qu’on ne veuille plus les quitter quand on sent la fin du récit approcher. Ça paraît simple sur le papier mais, je vous assure, c’est moins évident à mettre en pratique. (Rires.)

TROIS FOIS RIEN

Réalisation et scénario : Nadège Loiseau
Photographie : Julien Meurice
Montage : Christophe Pinel
Production : SRAB Films, Possibles Media, France 2 Cinéma
Distribution et ventes internationales : Le Pacte