Aude Gogny-Goubert remet les femmes au cœur de YouTube

Aude Gogny-Goubert remet les femmes au cœur de YouTube

19 septembre 2019
Création numérique
Aude Gogny-Goubert (Aude GG) présentant ViragINA
Aude Gogny-Goubert (Aude GG) présentant ViragINA INA - Aude GG - DR
Grand entretien - Passée par la Comédie-Française (elle a été assistante et metteuse en scène), Aude Gogny-Goubert s’est fait connaître pour ses talents de comédienne, jouant aussi bien dans des pièces classiques que dans des sketchs de Golden Moustache et du Palmashow. Sur YouTube, elle se fait remarquer grâce à Virago, une série de portraits de grandes femmes oubliées de l’Histoire, et ViragINA, une série documentaire sur les droits de la femme lancée en partenariat avec l’INA. A l’occasion du Web Video Festival FRAMES (les 21 et 22 septembre à Avignon), rencontre avec une vidéaste qui œuvre pour la visibilité des femmes.

D’où est venue l’idée de Virago ?

Travaillant sur internet depuis longtemps, je me suis rendue compte du manque de femmes tant en sujets qu’en « incarnantes ». J’admirais de nombreuses femmes découvertes en lisant des biographies, dans les médias ou autour de moi. Je voulais lancer mon propre projet et j’ai pensé au fait que je n’avais pas grandi avec ce bagage culturel-là : des modèles féminins forts, dans la fiction et les livres de sciences et d’Histoire. Quitte à admirer des femmes, autant en faire un sujet à transmettre à la nouvelle génération.

Vous évoquez dans Virago aussi bien Kathrine Switzer, la première marathonienne, que les Femen ou Nina Simone...

Il s’agit au départ de personnes dont nous connaissions le parcours avec mon coauteur Adrien Rebaudo. Mais très vite, nous avons recueilli de nouveaux noms. Après la publication du premier épisode, j’ai reçu de nombreuses suggestions que j’ai rassemblées dans un fichier tout en continuant mes propres recherches. Aujourd’hui, j’ai plus de 650 noms de femmes. Mais je suis persuadée que ce n’est qu’une partie des femmes oubliées de l’Histoire.

Vous attendiez-vous à faire réagir aussi rapidement les spectateurs ?

Faire une chaîne qui parle d’Histoire et de femmes n’était pas un pari gagné d’avance, d’autant plus que les internautes me connaissent avant tout grâce aux programmes comiques populaires auxquels j’ai participé. J’ai édulcoré au maximum le côté humoristique pour ne pas dissiper le sujet et mettre vraiment au premier plan les personnages. Je craignais que le trop-plein d’humour conduise à des commentaires évoquant uniquement les gags et non le fond. Mais au fur et à mesure, j’étais moins neutre dans la forme car j’étais légitimée par les personnes qui me suivaient.

Vous incarnez vous-même les personnages historiques que vous évoquez. Pourquoi ?

Pour une question de droits des photos et d’absence de représentations de certaines personnalités. L’idée de faire dialoguer la chroniqueuse et le personnage s’est rapidement imposée pour rendre les vidéos moins didactiques. Je suis actrice et YouTube n’est qu’un support à ce métier : il me paraissait donc naturel de vivre avec ces femmes de A à Z. Avec mon coauteur, nous avons lu de nombreuses biographies : je porte donc ces personnages avant de les incarner, comme si j’endossais un rôle au cinéma. Nous faisons ensuite des recherches précises sur les éléments de l’époque : le maquillage, les costumes, les sourcils, la nature des cheveux, la texture de la peau... Le personnage prend corps devant le miroir.

Travaillez-vous avec des historiens ?

Nous nous sommes associés à une médiathèque qui commande les ouvrages dont nous avons besoin. Mais nous ne sommes ni journalistes ni historiens et avons donc l’exigence de notre modestie : nous travaillons énormément et si une information ne se vérifie pas par trois sources différentes, nous ne l’utilisons pas. Nous abandonnons également certains sujets s’il n’y a pas assez de sources. Nous sommes très prudents et je n’extrapole jamais : la chroniqueuse donne des faits journalistiques et historiques et les paroles des personnages sont soit tirées de leurs écrits, soit de leurs témoignages.

Après Virago, vous avez réalisé ViragINA. Comment est née la collaboration avec l’INA ?

J’ai répondu à un appel d’offres pour créer un programme à partir de leurs archives, ce qui était du pain béni pour moi car l’INA était déjà une de mes sources de recherches. J’ai ainsi pu réaliser cinq documentaires sur les droits des femmes, une thématique que j’ai proposée à l’INA. C'était la meilleure déclinaison possible pour Virago : par admiration ou excès de respect, je n’aurais jamais osé incarner Simone de Beauvoir ou Simone Veil.

Quel a été le travail de recherche pour ViragINA ?

Des documentalistes de l’INA ont fait une première sélection comportant 380 heures d’archives que nous avons triées pendant des mois pour créer un dialogue, des transitions et réussir cet exercice de vulgarisation en 8 minutes. C’était un travail assez lourd que je dois beaucoup à mon coauteur Adrien Rebaudo. Nous avons réfléchi ensemble à l’axe de chaque épisode et il a réalisé les recherches. Je suis arrivée après pour me mettre à la place du spectateur qui ne sait rien sur le sujet, afin de voir si les tenants et aboutissants étaient clairs et ludiques.

Votre objectif, avec ces deux formats documentaires, est-il d’inspirer les jeunes femmes ?

Absolument : j’ai envie par exemple que cesse ce lieu commun disant qu’une petite fille peut être infirmière mais un garçon neurochirurgien. Si dans l’inconscient collectif tout le monde sait qu’une femme peut être présidente de la République, chef des Armées, astrophysicienne ou astronome, ça peut créer des vocations... J’ai d’ailleurs de nombreux retours d’hommes me disant qu’ils n’étaient pas au courant que des femmes avaient pu faire tout ça.

Certains médias vous qualifient de YouTubeuse féministe. Était-ce votre ambition d’endosser ce rôle ?

Je réfute le terme de YouTubeuse car je ne fais pas partie de cette entreprise : coller la marque au métier n’a aucun sens pour moi. Je suis actrice et autrice, YouTube ne me rémunère pas et je ne gagne pas d’argent avec mes vidéos. D’autre part, j’aimerais que “féministe” ne soit plus un sujet : je fais un programme d’Histoire mais dès qu’on parle des femmes, on est considéré comme féministe, ce qui montre bien qu’il y a un problème...

Vous précisez ne pas “gagner d’argent avec vos vidéos”. Sont-elles démonétisées, c’est-à-dire sans publicité qui vous rémunèrerait ?

Il y a un vrai fantasme sur la monétisation : depuis la création de la chaîne, j’ai gagné 75 euros environ par ce biais. Ce programme me coûte de l’argent, mais je le fais par conviction. S’il n’y a pas de partenariat, une marque ou un réseau derrière, la publicité en tant que telle ne rapporte presque rien, surtout avec le nombre de vues que je fais. Et c’est sans compter les vidéos démonétisées ou limitées à un public car elles parlent de sujets de femmes, ce qui est arrivé avec les épisodes sur la loi pour l’avortement, les Femen, le MLF (Mouvement de Libération des Femmes)… Sur YouTube, qui appartient à Google, la mentalité américaine s’applique. Je ne sais pas s’il s’agit de pudibonderie, d’un retour en arrière ou d’une politique éditoriale de ce qu’on peut dire ou non dans un média vu par des jeunes, mais il y a une limitation automatique de l’algorithme dès qu’on aborde ces sujets.

Est-ce une des causes du manque de visibilité des femmes sur YouTube ?

En réalité, il y a beaucoup de femmes sur YouTube, mais avoir 1 000 abonnés est très compliqué pour elles. En avoir 10 000 est un exploit et de 100 000 à 1 million, c’est incroyable. Une femme a beaucoup de succès à 100 000 abonnés alors que le cap pour un homme est 1 million. Certains sujets évoqués par les femmes sont invisibilisés et les recommandations automatiques renvoient vers des chaînes d’hommes alors que d’autres femmes font des vidéos d’Histoire. C’est un cercle vicieux : les vidéos les plus vues sont les plus recommandées.

De nombreuses vidéastes seront présentes au FRAMES, le “Web Video Festival” qui se déroule les 21 et 22 septembre à Avignon. Ce type d’événements est-il essentiel pour montrer au public le travail des femmes ?

Oui, d’autant plus que le FRAMES est un festival très engagé sur la parité pour essayer de diversifier YouTube. Aujourd’hui, la plateforme est une loupe grossissante des problèmes de sexisme de notre société. Lorsqu’on ouvre la page “Tendances”, il y a très peu de femmes par exemple, ce qui montre à la jeune génération, qui s’informe et se divertit avec YouTube, qu’on peut parler de chats et jeux vidéo mais pas de politique, de féminisme et de discrimination. Il y a un vrai questionnement pédagogique.

Plusieurs initiatives ont été mises en place pour plus de diversité (le programme de YouTube #EllesfontYouTube, l’association les Internettes, CNC/Talent). La situation a-t-elle évolué ces dernières années ?

Il y a effectivement des initiatives mais il en faudrait davantage pour inverser la tendance et aider les femmes à s’engager malgré la peur du cyberharcèlement, le syndrome de l’imposteur et le manque de visibilité dû à l’algorithme. Concernant l’aide à la création du CNC, les membres du jury sont paritaires ce qui change déjà le paradigme comparé à d’autres commissions où il n’y a que des hommes.

Aude Gogny-Goubert a été soutenue par le fonds d'aide aux créateurs vidéo sur internet (CNC Talent).

FRAMES FESTIVAL

Aude Gogny-Goubert sera présente au FRAMES Festival pour y présenter ViragINA ainsi qu’un court métrage, Aspirations, qu’elle a écrit et réalisé et dans lequel elle joue. « Ce film de genre est ma première réalisation. Je veux montrer que mon métier ne s’arrête pas à YouTube. J’ai été nommée Talents de la Fête du Court Métrage lors du Festival de Clermont-Ferrand et j’ai rencontré dans ce cadre des personnes qui m’ont soutenue pour faire ce film qui sort de la comédie pure ».