Bertrand Brocard : « Le jeu vidéo est une culture qui mérite sa mémoire »

Bertrand Brocard : « Le jeu vidéo est une culture qui mérite sa mémoire »

18 décembre 2018
Jeu vidéo
Fonds Cobra Soft - CNJV (Documents 1984)
Fonds Cobra Soft - CNJV (Documents 1984) CNJV - Cobra Soft
Créateur en 2016 du Conservatoire National du Jeu Vidéo, dont il est le président, Bertrand Brocard se bat pour préserver la mémoire du jeu vidéo. Le CNJV rassemble, conserve et archive ainsi des documents liés à l’histoire vidéoludique afin de témoigner notamment des évolutions du secteur. Bertrand Brocard, qui a commencé ce travail d’archives à partir de documents personnels collectés au fil des années, revient pour le CNC sur les grands enjeux cette conservation.

Comment en êtes-vous venu à créer le Conservatoire National du Jeu Vidéo ?

J’ai commencé à travailler dans la micro-informatique en 1983 en fondant Cobra Soft, l’une des premières sociétés de logiciels de jeux françaises. Je l’ai développée à Chalon-sur-Saône et nous produisions des jeux originaux qui nous démarquaient un peu de ce que faisaient les autres. Même si nous étions une petite structure, nous avons rapidement atteint une certaine notoriété. La marque a  été rachetée par Infogrames en 1986. Jusqu’en 1999, je n’ai pas arrêté de développer en suivant l’évolution technique. Depuis le début, j’ai gardé des archives de ce que nous étions en train de faire, du développement des jeux… A la fin des années 1990, j’ai participé au projet de Bruno Bonnell de Cité du jeu vidéo à Lyon, un espace qui devait se développer à côté des nouveaux locaux d’Infogrames. Il devait rassembler de la formation, des laboratoires mutualisés, une pépinière de start-up et un musée. Ce projet très ambitieux n’a pas abouti. J’ai eu ensuite une autre entreprise sur internet, mais il y a trois ans, j’ai repris l’idée de la Cité du jeu vidéo en oubliant le côté musée. J’ai démarré la partie « conservatoire » car il y a une vraie urgence. Il faut garder la mémoire des créations de cette culture jeu vidéo.

Quels documents conservez-vous au CNJV ?

Nous avons un positionnement très précis. Contrairement à certains qui conservent tout ce qui est matériel ou à la BnF (Bibliothèque nationale de France ndlr), qui a un dépôt légal des logiciels et conserve ainsi les produits finis et les boîtes de jeux, nous nous intéressons au processus allant de l’idée originale au jeu terminé. C’est toute la démarche intellectuelle et technique pour arriver au jeu vidéo : qui le fait, comment ça marche, combien ça coûte, comment le vendre… Nous avons des brouillons, des petits graphismes, du story-board, des scénarios plus complexes, des factures, des contrats de diffusion, des contrats de cession de droits si c’est une adaptation d’une BD, etc... Nous conservons tout ce qui tourne autour de la réalisation à proprement dite et de la diffusion.

Quels objets marquants avez-vous ?

Tout dépend de ce qui intéresse les chercheurs. Une personne, par exemple, faisait des recherches pour un musée belge. Cette dernière a adoré le fax d’Uderzo que nous avons, dans lequel il corrige un dessin que le studio avait fait pour une adaptation d’Astérix. Il n’était pas satisfait d’un des personnages, donc les Editions Albert René ont envoyé un fax annoté par Uderzo pour montrer les modifications à faire. Nous avons également, par exemple, un contrat avec Claude Zidi pour une adaptation des Ripoux.

Pourquoi est-ce essentiel de faire ce travail aujourd’hui ?

Nous avons la chance de nous intéresser à cette question alors que les premiers créateurs de jeux vidéo ne sont pas encore tous morts. Globalement, cette génération qui a créé les premières boîtes en 1980 est encore là. Il est intéressant d’avoir les gens pour les interroger. Si on avait fait une cinémathèque du temps de Méliès et des frères Lumière, il y aurait des documents dans lesquels on les interroge et dans lesquels ils donnent  leur vision de la chose… Ma société avait gardé beaucoup de documents car elle a très peu déménagé. Il n’y a donc pas eu la tentation de faire du vide. Nous avons commencé à réfléchir à des cahiers, qui seraient des monographies sur des thèmes précis, afin de partager ces contenus. Notre principale mission est d’identifier, d’inventorier et de classer. C’est un travail scientifique de longue haleine. Il faut trouver les bonnes méthodes, c’est pour cela que nous travaillons avec des partenaires tels que la BnF. Il ne faut pas faire n’importe quoi pour ne pas que ça se perde.

Quel est l’enjeu principal du CNJV ? Sauvegarder la mémoire et l’histoire du jeu vidéo français ?

Il est fondamental de garder une trace de tout ce qui a été fait. Nous avons la chance de commencer dès maintenant alors que la production des années 1980 n’est pas énorme. Aujourd’hui, la production est devenue pléthorique, avec de plus en plus de ressources. C’est maintenant qu’il faut faire ce travail, et pas plus tard. Il faut que les industriels d’aujourd’hui réfléchissent à garder leurs archives. Leur faire comprendre qu’il s’agit d’un enjeu actuel n’est pas évident. Les petits studios par exemple sont plus dans l’urgence de sortir leur jeu. C’est un peu le problème de tout le monde : on a d’autres priorités. Mais la conservation du jeu vidéo est un enjeu fondamental. Le jeu vidéo est devenu une culture de masse à part entière. Elle a des origines, une histoire, des acteurs, des réflexions... Il faut garder des traces de ces choses avant qu’elles ne disparaissent complètement. C’est une culture qui mérite d’avoir sa mémoire. L’urgence est la même pour le matériel. Plus le temps passe, plus les supports magnétiques, optiques se détruisent. Donc il y a de vrais enjeux à les préserver avant qu’il ne soit trop tard…

Ces archives du jeu vidéo sont-elles également essentielles pour la formation des prochaines générations amenées à travailler dans ce milieu ?

Bien sûr. C’était d’ailleurs l’objet d’une des tables rondes de notre dernier colloque à la BnF. Quatre formateurs ont ainsi expliqué comment ils utilisent ces outils pour la formation des créateurs d’aujourd’hui. Le dénominateur commun entre les jeux d’hier et d’aujourd’hui est le système de jeux, le gameplay, qui fonctionnait il y a trente ou quarante ans. Vous pouviez montrer un titre à quelqu’un qui pouvait passer des heures à jouer, et pourtant il y avait des graphismes horribles. Mais ça fonctionnait quand même. Quand on raisonne sur la partie ludique du gameplay, on peut mettre de côté la représentation pour se demander : « Qu’est-ce qu’il va se passer dans la tête du joueur ? » C’est fondamental. En formation, lorsque des jeunes travaillent sur des projets, on ne leur demande pas de faire Assassin’s Creed, mais de réaliser des petits jeux, car ils n’auront pas les moyens de créer de grosses productions. C’est ce qu’on faisait il y a 30 ou 40 ans, avec des machines qui avaient très peu de mémoire, de capacités graphiques et quasiment aucune capacité sonore…