Cyberpunk et jeu vidéo : la contre-culture à l’ère vidéoludique

Cyberpunk et jeu vidéo : la contre-culture à l’ère vidéoludique

28 janvier 2021
Jeu vidéo
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Cyberpunk 2077
Cyberpunk 2077 CD Projekt RED

Le journaliste Raphaël Lucas publiait dernièrement l’ouvrage L’Histoire du cyberpunk, qui revenait en détail sur les origines du genre et près de quarante ans d’évolution sur tous les supports. Comment le cyberpunk a-t-il infusé dans le jeu vidéo durant tout ce temps ? L’auteur nous livre sa vision des choses.


Couverture du livre L'histoire du cyberpunk - Des origines aux dérives vidéoludiques écrit par Raphaël Lucas © Pix'n-Love

Le cyberpunk peut être défini comme un sous-genre de la science-fiction, dont les histoires sont situées dans un futur proche dystopique dans lequel la technologie informatique est devenue prédominante. Quel est le premier jeu vidéo que l’on peut qualifier de cyberpunk, et qu’est-ce qu’un jeu cyberpunk ?

Du point de vue des dénominations et des dates, Neuromancer, développé par Interplay en 1988, est sans aucun doute le premier exemple de jeu revendiquant officiellement l’héritage cyberpunk. Logique, c’est une libre adaptation du roman de William Gibson, Neuromancien (1984). Le cyberspace y trouve d’ailleurs sa première représentation sous la forme d’une ville schématisée, d’après les descriptions de Gibson. Évidemment, le cyberpunk étant mélange de genres – la synthèse d’auteurs comme Burroughs, K. Dick, Hemmett, Pynchon et de l’émergence parallèle de l’arcade et de l’informatique grand public – on en déniche des morceaux dans plusieurs jeux précédents, traitant de la réalité virtuelle, comme A Mind Forever Voyaging. Par ailleurs, le Neuromancer d’Interplay ne doit son existence qu’à un ensemble de péripéties, et une volonté de l’adapter en jeu vidéo par l’écrivain Timothy Leary, grand prêtre de la culture psychédélique.

 

Neuromancer est donc un déclencheur.

Exactement. Non seulement c’est le premier du genre, mais il est aussi développé par une équipe « large », qui réunit autant de créateurs de jeux, de RPG [Role Playing Game, NDLR], que des visages connus de la contre-culture. Timothy Leary s’est emparé d’un mouvement cyberpunk qui correspondait à sa philosophie. Et surtout, il découle d’un projet plus large d’adaptation cinématographique du roman, dans lequel Gibson et Leary ont été impliqués, ainsi que plusieurs autres personnes. Une longue, complexe et assez amusante histoire qui s’est terminée au tribunal…

Quand on parle de cyberpunk dans le domaine du jeu vidéo, ce sont avant tout des images qui nous viennent en tête. Pourtant votre livre montre qu’il peut aussi s’agir d’une expérience corporelle, d’un « objet de transe, tribal, autour duquel on s’assemble, là, dans des pénombres enfumées alors que l’écran, ses sprites, se projettent, s’ancrent sur le visage du joueur » avec des « routines hypnotiques » et un corps qui entre en résonance…

Le cyberpunk, c’est une question sur le corps, mais un corps qui réagit ou se transforme au contact de la technologie, un corps en rythme, qui évolue au fur et à mesure des avancées industrielles. Un corps qui doit se transformer pour ne pas être à la traîne.

Par ailleurs, on oublie parfois que le cyberpunk c’est aussi le cyberspace, ce lieu où l’on n’est plus corps, si ce n’est de polygones, où les conventions et les lois physiques ne font plus sens. Comme dans Matrix qui se déroule en partie dans un monde que Neo et ses compagnons peuvent lire, tordre, disloquer et, en fait, pirater. Toute l’idée du cyberspace de Gibson est inspirée de ces galeries d’arcade des années 80, de ces couleurs baveuses, de ces écrans monochromes – les Wachowski l’ont bien compris –, de ces positions des mains, du corps, de la tête du joueur, de la forme même des bornes qui tendent à entourer, englober le joueur pour le tirer vers l’espace de jeu : cet écran plein de flashs, de lumières, de rémanences. Oui, il y a une sorte de transe lorsque l’on joue à certains titres où le flow est constant, comme aujourd’hui encore les jeux de Jeff Minter ou ceux de Tetsuya Mizuguchi, où le corps entre en rythme avec le jeu.

Neuromancer © Interplay Productions

 

Le cyberpunk devient mainstream dans les années 80. Au même moment, le jeu vidéo s’installe dans de nombreux foyers et les projets d’inspiration cyberpunk se multiplient. Est-ce à dire que le genre a perdu son âme profonde à cet instant, son côté « punk », ou bien ses messages ont pu subsister dans des œuvres plus grand public ?

Oui, Gibson le dit bien et l’a répété à de nombreuses reprises : le cyberpunk, celui des origines, est mort avec les années 90. Il est devenu genre-produit digéré par une science-fiction plus classique alors qu’il était hurlement de détresse face à la montée d’une technologie destructrice de corps et d’individualité. Le cyberpunk, c’est un cri d’alarme contre l’assimilation de la technologie par le corps. Ce message, on le retrouve un peu dans le récent jeu Cyberpunk 2077 qui recycle toutes les thématiques du genre, mais très superficiellement, étouffé par une esthétique qui tourne en rond depuis les années 80, par des références trop vues.

Justement, la sortie de Cyberpunk 2077, malgré les défauts du jeu largement commentés, a été un événement. Pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour qu’un jeu AAA, centré sur un univers cyberpunk, voie le jour ? Est-ce le début d’une nouvelle ère ?

Ou la fin ? Des jeux Triple-A [aux budgets dignes d’une superproduction, NDLR] traitant du cyberpunk, il y en a eu quelques-uns, par vagues, comme les Deus Ex dernièrement. Mais au contraire de Cyberpunk 2077, il n’y a pas eu autant de battage médiatique autour, d’où des ventes décevantes alors qu’ils s’avèrent globalement meilleurs, plus pertinents, et surtout mieux finis. Parallèlement, il y a une véritable vitalité de la scène indépendante : elle tire parti des multiples possibilités du genre vidéoludique (point’n click, tir, stratégie, hacking) offertes par tous les pans de cet univers. Cyberpunk 2077 était très attendu parce que CD Projekt RED, son studio de développement, a produit la série The Witcher, et notamment son troisième volet qui s’est imposé comme une variation grand public du RPG occidental à l’œuvre dans des jeux comme Mass Effect et Dragon Age.

Pourquoi le point’n click a longtemps été le genre dans lequel le cyberpunk semblait le plus à l’aise ?

C’est une constante dans le jeu vidéo depuis ses débuts. Dès qu’il s’agit d’adapter un roman, il tend à en reprendre les mots, à travers des interfaces textuelles, seul moyen au tout début des années 80 d’être précis, de décrire. Timothy Leary a d’abord essayé de faire de Neuromancien une fiction interactive, avant d’abandonner devant la difficulté de la tâche. Avec l’émergence d’interfaces plus graphiques, comme dans le point’n click, de nombreux titres se sont précipités à la suite. Cependant, c’est avec l’émergence de la 3D surface pleine, et de titres exploitant réellement ce mode de représentation que les jeux vraiment cyberpunks, ceux qui s’interrogent sur le rapport homme-machine, sur l’ergonomie, vont apparaître.  

Autour des années 80-90, il existait une sorte d’hybridation entre cinéma et jeux vidéo d’inspiration cyberpunk. Comment se sont nourris mutuellement ces deux médias ?

Si Blade Runner et Tron ont d’abord été des échecs au box-office, ils ont tous deux influencé les auteurs, et notamment Gibson qui a réécrit Neuromancien après avoir visionné Blade Runner, tant son roman était proche du film de Ridley Scott. Par la suite, quand on y regarde de plus près, le cinéma va attendre le début des années 90 avant de s’intéresser au genre, trop complexe, trop noir pour être adapté. C’est donc le jeu vidéo qui va mettre en scène ces univers, adaptant d’autres romans ou des bandes dessinées comme RanX.

À quel point le jeu vidéo a fait évoluer l’esthétique cyberpunk ?

Dans Neuromancien, Gibson demeure très elliptique dès qu’il parle du cyberspace, de ces lumières au loin qui paraissent une ville, une description que le jeu Neuromancer va prendre au pied de la lettre, puisqu’on y arpente les rues d’une cité schématisée. Par la suite, ce sont les évolutions graphiques du jeu vidéo, des outils de création graphique qui vont cristalliser une image de ce cyberspace, notamment des titres comme Interphase, qui se déroulent entièrement dans une matrice.