Eric Viennot : « Ma culture cinéma m’a donné l’envie de raconter des histoires »

Eric Viennot : « Ma culture cinéma m’a donné l’envie de raconter des histoires »

08 février 2019
Jeu vidéo
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Eric Viennot
Eric Viennot Géraldine Aresteanu

Plasticien de formation, Eric Viennot a cofondé, en 1990, le studio Lexis Numérique. Considéré comme l’un des pionniers en France des jeux vidéo et de la fiction interactive, il est l’auteur de plusieurs titres à succès dont In Memoriam et Les Aventures de l’Oncle Ernest. Aussi bien « game designer que directeur artistique et concepteur transmédia », il revient pour le CNC sur son parcours.


Vous avez débuté votre carrière professionnelle par les arts plastiques et l'audiovisuel. Comment mariez-vous ces différents outils artistiques dans vos productions actuelles ?

Ma formation d’arts plastiques a été importante dans la façon d’aborder mon travail de game designer parce que j’ai toujours pensé le graphisme et le gameplay en même temps afin de créer des jeux dont l’esthétisme et le côté tactile étaient essentiels. Certaines de mes créations, comme Les Aventures de l’Oncle Ernest ou In Memoriam, sont conçues comme de véritables objets plastiques interactifs. Ma culture cinéma m’a apporté, en complément, l’envie de raconter des histoires via ce média avec une approche tournée vers des jeux réalistes. Une approche basée sur un travail documentaire important.

Pourquoi être passé des arts plastiques au jeu vidéo ?

Ce fut une suite logique : contrairement à la plupart de mes collègues, je ne suis pas arrivé dans le jeu vidéo par l’informatique mais plutôt par le graphisme. Au début des années 1990, après mes études d’arts plastiques, je me suis passionné pour l’infographie et l’image de synthèse. Je me suis tourné progressivement vers le multimédia car avec l’arrivée des CD-Rom, les éditeurs multimédia avaient besoin de graphistes. Après avoir travaillé comme directeur artistique dans le multimédia, j’ai eu envie de raconter des histoires interactives et je me suis alors tourné vers les jeux vidéo.

Quelles sont vos influences ?

Tout dépend du jeu. Pour Les Aventures de l’oncle Ernest, mes références étaient les films muets du début du cinéma (les Chaplin, Laurel et Hardy) et ceux de Jacques Tati, mais également la bande dessinée et la littérature : Tintin, Marc Twain, Robert Louis Stevenson… Pour In Memoriam, il faut plutôt chercher du côté du cinéma (Seven, Le Projet Blair Witch…) alors que pour le jeu Alt-Minds, ce sont plutôt des séries télé comme Lost, Fringe, The Lost Room qui m’ont inspiré. Je ne suis pas un hardcore gamer et mes goûts vidéoludiques me portent davantage vers des jeux indépendants conçus comme des expériences narratives (Ico, Her story, Life is strange, Journey…). Je suis fan de Fumito Ueda (Ico, The last guardian…) et Jenova Chen (Flower, Journey) : ils sont pour moi de véritables artistes, des poètes du jeu vidéo qui arrivent à tirer parti des spécificités de ce média pour provoquer des émotions profondes et subtiles sur des thèmes universels.

Après une série de jeux basés sur la saga des Aventures de l'oncle Ernest, vous enchaînez avec le jeu culte In Memoriam sorti en 2003 sur PC et MAC. Avec ce titre, vous avez su apporter une véritable innovation en termes de gameplay avec un système d'enquête révolutionnaire, jouable en étant connecté à divers sites internet et messageries mail. Comment est née cette idée ?

Elle est venue d’une expérience que j’ai moi-même vécue au début d’Internet, vers la fin des années 1990. Après avoir reçu par courrier le CV d’un graphiste, j’ai voulu faire quelques recherches le concernant sur Internet. En tapant son nom sur différents moteurs de recherche, je suis tombé sur un homonyme qui avait une vie assez mystérieuse. Pendant plus d’une heure, je me suis mis dans la peau d’un détective ou d’un hacker. A cette époque, les sites n’étaient pas aussi bien protégés qu’ils le sont aujourd’hui. Je me suis dit que cette expérience, intégrée à un véritable scénario, pourrait intéresser pas mal de gens. J’ai imaginé alors un disque dur, ayant appartenu à un tueur en série, que la police nous confierait pour y trouver des indices. Les joueurs devaient enquêter sur Internet à partir de ces indices. Puis j’ai eu l’idée d’intégrer le tueur à l’histoire et qu’il soit lui-même le créateur du jeu, afin de renforcer l’immersion et le suspens.

Le grand pari était d’inciter les joueurs à « sortir » littéralement du jeu pour aller enquêter sur le net, sur des sites créés pour l’occasion ou sur de vrais sites partenaires (comme le journal Libération). C’est tout Internet qui devenait ainsi l’espace du jeu, créant un effet de réalité assez vertigineux à l’époque d’autant qu’on recevait, en parallèle, des emails et sms accentuant la confusion entre fiction et réalité.

Vous avez également travaillé sur Expérience 112 sorti en 2007, puis sur Alt-Minds paru en 2012. Quels projets êtes-vous en train de développer actuellement ?

Depuis plusieurs années, j’ai développé ce type de concept mais davantage dans le domaine du tourisme et de la culture que pour l’industrie du jeu vidéo. Depuis 3 ans, je supervise par exemple un énorme dispositif transmédia contenant un jeu pour le département de l’Aude. Il sortira cet été. Depuis quelques mois, je travaille également avec une jeune auteure sur un concept bimédia (livre avec réalité augmentée associé à un jeu) sur le thème du harcèlement scolaire. Son côté réaliste et très immersif pourra rappeler certains de mes jeux précédents. J’ai également d’autres projets mais dans le domaine du documentaire.

Incontournable dans le jeu vidéo ou la littérature, l’interactivité a fait son apparition dans un épisode d’une série diffusée via un service de streaming (Black Mirror, disponible sur Netflix). Que pensez-vous de cette initiative ?

Ayant travaillé moi-même il y a 4 ans sur un court métrage interactif, pour les salles, intitulé Pilule Alpha (présenté au Festival de Cannes en 2016), j’ai pu me rendre compte combien il était compliqué d’écrire ce genre de scénario interactif. Contrairement à un jeu, un film raconte d’abord une histoire. Chaque embranchement doit donc avoir un intérêt pour le spectateur. J’ai trouvé le pari de cette série assez réussi et certaines astuces plutôt malignes. Mais en tant que concepteur, on voit vite les ficelles et les boucles qui font que certains choix sont des impasses.

Quels conseils pourriez-vous donner à un jeune créateur ?

Lorsque je donne des conférences dans les écoles de jeux vidéo, j’ai tendance à dire aux jeunes game designers de ne pas rester enfermés dans l’industrie du jeu vidéo qui est devenue globalement assez conservatrice. En revanche, le jeu vidéo et ses concepts influencent désormais le cinéma, les séries et de nombreux autres domaines tels que la publicité, la communication digitale, l’éducation, le tourisme… Sans parler de PokemonGo, véritable phénomène planétaire avec près d’un milliard de téléchargements, on voit apparaître énormément d’expériences interactives : des escape games, des parcs d’aventures immersives, des nouvelles formes de spectacles interactifs utilisant la réalité virtuelle ou la réalité augmentée... Le récit interactif et le jeu envahissent l’espace réel. Je suis au final assez fier d’avoir été l’un des pionniers de cette tendance de fond.