Uèle Lamore : « On vit une époque d’hybridation musicale passionnante »

Uèle Lamore : « On vit une époque d’hybridation musicale passionnante »

14 octobre 2019
Séries et TV
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Ue?le Lamore
Ue?le Lamore DEF - DR
A tout juste 25 ans, la jeune compositrice et cheffe d’orchestre Uèle Lamore a le vent en poupe. Spécialisée dans le mélange de textures sonores diverses, on l’avait remarquée lors de l’ouverture du festival Séries Mania 2019. Alors qu’elle travaille sur le premier long métrage d’Aïssa Maïga Marcher sur l'eau, elle revient ici sur son univers musical et l’influence de la série et du cinéma sur son travail.

Les cinéphiles et amateurs de séries vous ont découverte au moment de l’ouverture du festival Séries Mania où vous dirigiez l’orchestre live. Comment est née cette collaboration ?

C’est un cas de figure un peu particulier. Les organisateurs du festival sont venus me voir pour me demander d’illustrer une vidéo d’extraits des séries en compétition. Ils voulaient une musique jouée live pour accompagner leur montage. C’est un exercice compliqué parce que je partais de séries qui ont leur univers particulier et bien défini (et notamment leur univers sonore) et que je devais travailler avec un monteur qui allait réaliser sa boucle vidéo avec des émotions particulières… Du coup, j’ai imaginé un univers sonore pour l’ensemble de la vidéo divisé en plusieurs tableaux. On a conçu ça en trois actes : l’amour, la nature et l’action. C’était nouveau pour moi et ce fut très stimulant…

Vous vous êtes inspirée de musiques de séries ?

Pas du tout ! C’était le piège à éviter : ça aurait été redondant. J’ai préféré composer une musique originale comme pour un concert ; j’ai vraiment traité la vidéo comme un film en soi.

Plus généralement, êtes-vous nourrie par la musique de films ou de séries ?

Totalement ! A la base, je ne viens pas de la musique de films ou de la musique classique. J’ai une éducation rock, jazz et particulièrement hip-hop…

… j’ai quand même lu que vous aviez appris le violon à cinq ans

(rires) Ah mais ça n’a duré qu’un an ! Ma professeure m’a dégoûtée du violon ; ce n’est que des années plus tard, quand j’ai fait mes études dans de prestigieuses écoles américaines, que j’ai suivi les cours de composition. Notamment parce que je sentais qu’il me manquait le bagage classique, et précisément parce que j’adorais la musique de films symphonique. J’écoute en boucle la bande-son du Seigneur des Anneaux par exemple. En termes d’émotions épiques, de grandeur symphonique, c’est difficile de faire mieux qu’Howard Shore ! Je suis également une grande fan de Joe Hisaishi qui a composé les musiques des films du studio Ghibli. En fait, je regarde beaucoup, beaucoup, de films et de séries et j’ai naturellement développé une sensibilité à cet univers qui fait totalement partie de mon horizon créatif. Cela dit, ce sont des références qui sont partagées par beaucoup de compositeurs de ma génération.

Vous pensez à qui ?

Saunder Jurriaans, Mica Levi et évidemment Jóhann Jóhannsson avant qu’il ne disparaisse… Je trouve que les films américains qui sortent en salles ont souvent la même bande-son. Mais cette nouvelle génération qui ne vient pas de la musique de films est en train de bousculer les codes sonores. Et c’est ça qui m’intéresse. J’ai l’impression qu’on vit actuellement un décloisonnement majeur. Notre éducation, notre culture, a fait exploser les murs et on se sert de tout ce qui nous entoure, de toutes les cultures (urbaines, électro, visuelles) pour bâtir un environnement sonore particulier et plus moderne. Il y a un melting pot culturel qui me paraît très stimulant et les supports se multiplient pour pouvoir essayer des choses nouvelles : les jeux vidéo, les films, les séries, les expos…. On peut garder notre palette, notre identité, même si on doit faire face à d’autres contraintes - financières, institutionnelles... Ce n’est pas la même chose de réaliser une bande-son de jeu vidéo et un score de film ou de série… Mais aujourd’hui, on passe de l’un à l’autre sans se poser de questions.

Vous avez travaillé pour des jeux vidéo ?

Pas encore, mais j’adorerais le faire – je suis une énorme nerd !

Est-ce que tous ces supports, ces nouveaux médias, ont modifié votre manière de composer ?

Oui : je pense constamment en termes visuels et narratifs. Même quand je compose une musique qui n’est pas accompagnée d’images, je veux imposer un visuel dans l’esprit des gens. C’est l’influence évidente de la musique des films : toutes mes compositions racontent une histoire. Mais ça va plus loin : je me suis récemment rendue compte que les compositeurs classiques que je préfère sont les impressionnistes, ceux qui voulaient créer des histoires, imprimer des images et des sensations dans la tête de leurs auditeurs – je pense à Debussy ou Ravel, qui est mon compositeur préféré !

On sent chez vous une volonté d’écrire de la musique très incarnée, puissante et épique…

Il y a un peu de cela, c’est vrai. J’adore le travail de Shore, mais la plupart du temps, c’est aussi ce qu’on me commande. Je travaille actuellement sur des compositions plus dénudées, plus intimes… J’aime le jazz modal, le hip-hop comme le gros son rock. Mon métier commande de s’adapter.

Vous travaillez actuellement sur le film d’Aïssa Maïga. A quoi ressembleront les sonorités de votre bande-son ?

C’est son premier long, un docu-fiction qui parle de l’impact du réchauffement climatique en Afrique et au Niger. Les images sont magnifiques, mais… je n’ai pas le droit d’en dire plus ! Mais c’est passionnant et Aïssa est une femme magnifique. J’ai imaginé une musique très minimaliste, des sonorités intimistes pour raconter le plus d’émotions possibles. Il y a un groupe de musiciens, mais on veut rester subtils pour que les images parlent d’elles-mêmes !

Forcément, on est obligé de vous poser la question habituelle : est-ce que c’est plus difficile pour une femme, surtout jeune comme vous êtes, de diriger un orchestre ?

(rires) LA fameuse question ! Moi je n’ai jamais eu de soucis par rapport à ça… Je n’ai jamais rencontré de machos. Sans doute parce que je me retrouve dans des projets à la philosophie très ouverte, où les musiciens ont entre 25 et 40 ans. Et puis, personnellement, je suis uniquement concentrée sur le travail. Il n’est pas question de sexe ou de genre, mais d’effort et de respect des autres. En répétition, on bosse. Point. Après, je ne me fais pas d’illusions : je suis dans un univers de niche, et quand je parle avec des musiciens d’orchestres symphoniques, je me rends compte que c’est encore très compliqué dans certains orchestres à l’ancienne…   

Tout le contraire de votre orchestre Orage

Oui ! Précisément parce que j’ai voulu combler avec cet ensemble les manques de la scène musicale parisienne. L’orchestre Orage, que j’ai fondé à Paris il y a deux ans, est spécialisé dans le live et collabore avec des artistes de musique actuelle de la scène indépendante. C’est une volonté de soutenir cette scène-là qui n’avait pas forcément accès à de grands ensembles de musiciens. Le but était d’initier un écosystème créatif vertueux. On a fait des concerts avec des gens comme Grand Blanc, Agar Agar, Kodäma, ou Renart. On joue avec des groupes, des artistes électro ou des DJ. C’est toujours très différent. Je l’avais imaginé comme un reflet de l’époque d’hybridation musicale passionnante dans laquelle on vit. L’orchestre a moins tourné cette année, mais c’était pour des raisons économiques…

Quelle est votre actualité ?

Il y a d’abord la tournée du LCO (le London Contemporary Orchestra dont elle arrangeuse, NDLR) avec Moor Mother, puis le film d’Aïssa Maïga et enfin je prépare un disque de ma musique personnelle.