Ziad Doueiri : « Je tourne les séries comme des longs métrages »

À quoi ont ressemblé vos premières conversations avec Éric Benzekri sur cette série ?

Ziad Doueiri : La première chose que j’ai cherché à savoir, c’est quelle était l’impulsion émotionnelle qui l’avait conduit à écrire La Fièvre. Pas intellectuelle, j’insiste : émotionnelle. Car souvent, quand on se lance dans un projet d’écriture, tout commence par une émotion. Même si La Fièvre aborde des questions sociopolitiques très élaborées, j’étais persuadé que la série provenait d’un sentiment profond et intime. J’avais besoin de comprendre ce qui avait motivé Éric [Benzekri]. On était alors neuf mois avant le début du tournage, dans la phase de recherches et de repérages. Je lui ai posé cette question très simple : « Quel est le sentiment à l’origine de ce scénario ? » Il m’a d’abord répondu de manière un peu trop analytique. Je sentais qu’il cherchait la bonne réponse. Puis, le jour même, il m’a rappelé et m’a dit : « Je sais où tout a commencé. » Il m’a expliqué que le lendemain du 11-Septembre, il a été envahi par une peur immense… J’ai ensuite fait part de cette « révélation » à Nina Meurisse, qui joue le rôle de Sam Berger, le personnage principal. Voilà l’origine de La Fièvre : une profonde angoisse. Cette confession m’a servi comme mantra pour toute la série. Elle est devenue l’une des bases des motivations du personnage, qui est quelqu’un de très angoissé, et m’a beaucoup guidé dans ma direction d’acteur. La Fièvre parle de la façon dont la société française pourrait basculer dans la guerre civile. La série est soutenue par beaucoup de théories très sophistiquées, mais ce sont les personnages qui comptent le plus. J’avais besoin de cet appui émotionnel.

La « fièvre » du titre, c’est donc d’abord celle des personnages, avant celle de la société ?

En tant que réalisateur, je suis comme le spectateur : je m’attache aux personnages. Je m’y attache à travers leurs émotions, leurs failles, leurs drames. Pas à travers leur intellect. Si Sam Berger n’avait pas de fragilité émotionnelle, si elle ne voyait pas un psy, si elle n’était pas dans une clinique psychiatrique, si elle arrivait parfaitement à comprendre son fils, toute cette histoire serait beaucoup moins intéressante. C’est toujours une faille psychologique, une vulnérabilité, qui nous font nous intéresser au personnage. Pas leur brio intellectuel. Pour qu’un sujet m’intéresse, il faut que les personnages aient des faiblesses, des angoisses. Leur puissance vient de là, des épreuves qu’ils vont subir, des antagonistes qu’ils vont affronter et des fragilités qu’ils vont surmonter.

En tant que réalisateur, je suis comme le spectateur : je m’attache aux personnages à travers leurs émotions, leurs failles, leurs drames.

Quels ont été les défis de réalisation auxquels vous avez été confronté ?

Filmer des personnages qui parlent beaucoup. Communicants, politiques, personnalités publiques… Les textes d’Éric [Benzekri] sont très riches et comportent énormément de dialogues. Il s’agissait de transformer ces mots en images. Nous avons travaillé selon une méthode proche de celle que nous avions déjà développée ensemble sur Baron noir, où il y avait déjà beaucoup de texte et de discussions politiques. La Fièvre est différente de Baron noir mais reste fondée sur une dramaturgie menée par la parole, pas par l’action. Comment visualiser les paroles ? Comment visualiser les idées ? J’ai essayé d’innover, de bouger la caméra, de varier le plus possible les décors, afin que le spectateur n’ait pas l’impression de regarder une pièce de théâtre. Il ne fallait pas que ce soit de la prose, mais du cinéma, c’est-à-dire une histoire racontée par les images. Je le dis aussitôt aux producteurs avec qui je travaille : je tourne les séries comme des longs métrages. Je prends du temps pour composer mes plans, garder une vraie intégrité artistique. Nous avons tourné en Scope avec des objectifs anamorphiques, nous avons ajouté du grain, pour que La Fièvre ait vraiment une allure cinéma.

Comment avez-vous pensé le montage ?

La série comprend de nombreux effets de montage parallèles, qui dynamisent le récit. Un grand nombre d’entre eux étaient déjà sur le papier. Nous sommes restés assez fidèles aux scénarios. Éric [Benzekri] avait écrit en ayant plus ou moins en tête la manière dont je filme. Grâce aux années passées sur Baron noir, nous nous comprenons, nous savons comment l’autre fonctionne.

À quel point le fait de filmer des personnages qui ont souvent les yeux rivés à des écrans, d’ordinateurs ou de smartphones, représente-t-il une difficulté supplémentaire ?

La Fièvre traite, entre autres choses, de l’influence, positive et négative, des réseaux sociaux. Ceux-ci sont intriqués dans le récit, qui nous montre comment un incendie peut prendre dans une société donnée, à cause des réseaux. Nous avons passé beaucoup de temps à filmer les 240 mini-vidéos qu’on voit dans la série, qui figurent le flux d’images venues d’Instagram, Twitter, TikTok, BFM TV, Canal+, etc. Nous les avons toutes fabriquées, parce qu’elles sont le centre nerveux de la série. Précisons que ce n’est pas une série sur les réseaux, pas non plus une série sur le football, mais une série sur la confrontation entre deux femmes : l’une qui essaye de se nourrir du chaos [Marie Kinsky jouée par Ana Girardot – ndlr], l’autre qui essaye de le contenir [Sam Berger, campé par Nina Meurisse – ndlr]. Mais ces images étaient essentielles. Et elles ont été très dures à faire. Il fallait les écrire, les tourner, les incruster dans les écrans, les envoyer au bon moment à chaque fois.

Tout était fait en temps réel ?

Oui, nous avions mis en place tout un mécanisme pour que les images arrivent au moment précis, afin que les acteurs jouent devant les vraies images, plutôt que sur un fond vert avec des images qui auraient été incrustées plus tard. J’avais déjà testé cette méthode sur la série Cœurs noirs. C’est une série militaire, alors nous utilisions de grands moniteurs montrant des images de drones, de satellites… C’est plus intéressant quand l’acteur peut réagir à ce qu’il voit. Mais c’est un travail très laborieux.

Nous sommes restés assez fidèles aux scénarios. Éric [Benzekri] avait écrit en ayant plus ou moins en tête la manière dont je filme. Grâce aux années passées sur Baron noir, nous nous comprenons, nous savons comment l’autre fonctionne.

Comment cette série résonne-t-elle avec vos autres réalisations ?

L’Insulte traitait de questions proches, de la façon dont une société peut rapidement déraper – le Liban, en l’occurrence. Le film partait d’un petit incident, un plombier qui se dispute pour un tuyau, qui bouleversait ensuite le pays entier. Dans La Fièvre, c’est pareil : un coup de boule, une insulte, et tout bascule. Ce ne sont pas des histoires à prendre à la légère, et les scripts d’Éric Benzekri sont très riches, très documentés – comme ceux qu’il écrivait avec Jean-Baptiste Delafon pour Baron noir. Je suis issu de trois cultures : je suis d’origine libanaise et j’ai une double nationalité française et américaine. La question de la façon dont les peuples peuvent glisser dans le chaos fait partie de ma vie. J’ai vécu au Liban pendant les huit ou neuf premières années de la guerre civile. Je sais que ce type de situation peut arriver très vite. Les scénarios de La Fièvre, à la lecture, m’ont beaucoup affecté. J’ai fait un parallèle avec le Liban. Avec les États-Unis également, où je vote, et où l’assaut du Capitole aurait pu dégénérer. La France est une société stable mais La Fièvre nous dit qu’il suffit parfois d’une étincelle pour que tout s’embrase.