Darjeeling : une société de production hybride à la pointe de l'innovation narrative

Darjeeling : une société de production hybride à la pointe de l'innovation narrative

Ordures
La fiction « Ordures », coproduite avec Foliascope et Inthebox, traite du sujet des déchets et de l'écologie ARTE France - Darjeeling

Fondée en 2009 par Marc Lustigman et Noam Roubah, Darjeeling a su transformer les mutations technologiques en opportunités créatives, naviguant entre documentaire, jeu vidéo, animation et fiction. À l’occasion de la diffusion d’Ordures, fiction animée en stop-motion donnant vie à nos déchets du quotidien sur ARTE.tv, coproduite avec le studio Foliascope et Inthebox, portrait d’une société de production qui interroge notre rapport aux histoires et au monde contemporain.


L'aventure commence en 2009, quand deux trentenaires aux parcours complémentaires se retrouvent autour d'une intuition commune. Marc Lustigman évolue dans le milieu du cinéma après un passage chez MK2, tandis que Noam Roubah travaille dans une petite société de production. Ce qui les rapproche alors, c'est leur perception d'un secteur audiovisuel en pleine révolution. « Nous avons vu arriver l'essor du web documentaire, se souvient Marc Lustigman. Nous nous sommes dit que tout allait changer : les écrans, internet, l'interactivité. » Face à ces bouleversements, les deux hommes imaginent une structure capable d'accompagner ces transformations.

Darjeeling se positionne dès l'origine comme « une entité hybride, entre le studio de création digitale et la société de production ». Une hybridation qui reflète une vision créative. « Nous étions passionnés par les nouvelles modalités du récit », explique Marc Lustigman. « Comment regarder des films différemment, quelles interactions pouvions-nous avoir avec le récit, quelles nouvelles formes d'écriture imaginer. » Cette approche expérimentale guide encore aujourd'hui tous leurs projets.

Flexibilité créative

La philosophie de Darjeeling repose sur plusieurs principes fondamentaux. D'abord, l'adaptation du format au sujet : « Nous partons toujours du fond et de ce que veut raconter un auteur. Avec lui, nous nous donnons la liberté de créer le format approprié. » Cette flexibilité créative permet à la société de naviguer entre les médiums selon les besoins du propos. Ensuite, la recherche d'un équilibre entre innovation et accessibilité. Darjeeling revendique une position « entre l'approche radicale et l'approche grand public », cherchant à proposer des contenus originaux sans sombrer dans l'hermétisme. Enfin, un engagement sociétal sans militantisme. « Nos œuvres visent plutôt à combler des vides, ouvrir la discussion ou faire réfléchir, pas à asséner un message », précise le cofondateur.

Le premier projet marquant de Darjeeling établit immédiatement les codes de la société. Brèves de trottoir, web documentaire sur des rencontres impromptues du trottoir parisien, a remporté un beau succès public et un prestigieux Webby Award aux États-Unis. « La série se focalisait sur les rencontres du quotidien, le côté un peu étonnant de la vie ordinaire. Nous allions voir en bas de chez nous les personnages extraordinaires de la vie réelle », résume Marc Lustigman.

Après ce premier essai, réalisé avec France Télévisions, suit les débuts dans le jeu vidéo. Tout commence cinq ans plus tard, presque par hasard. En 2015, la société est approchée par ARTE dans le cadre d’un documentaire sur Philip K. Dick. « Ils nous ont demandé de leur proposer une œuvre narrative et interactive en lien avec l’univers de Philip K. Dick, auteur culte de la science-fiction, dont le rapport au réel et au virtuel est au cœur de ses livres. Cela faisait donc particulièrement sens d’investir le numérique ! » Cette collaboration donne naissance à Californium, jeu sorti en 2016, développé avec le soutien du Fonds d’aide au jeu vidéo (FAJV) du CNC, qui plonge le joueur dans un univers psychédélique inspiré de l'auteur américain. Plus qu'un simple jeu, Californium s'inscrit dans une programmation transmédia de la chaîne autour de l'écrivain, témoignant de la capacité de Darjeeling à s'adapter aux enjeux éditoriaux de ses partenaires.

Sorti en 2016, Californium est la première incursion de Darjeeling dans le jeu vidéo ARTE France – Darjeeling – Nova Production

Le succès de cette première incursion vidéoludique encourage Darjeeling à persévérer. En 2018, Homo Machina, qui a également bénéficié du Fonds d’aide au jeu vidéo (FAJV), confirme leur expertise dans l'adaptation d'œuvres culturelles en expériences interactives. Ce jeu de réflexion, inspiré des travaux du scientifique Fritz Kahn, invite à « plonger dans le corps humain représenté comme une gigantesque usine des années 1920 ». Conçu pour mobile, Homo Machina est un succès commercial mondial. Il remporte plusieurs grands prix et démontre que le jeu vidéo peut être un vecteur de vulgarisation scientifique aussi efficace qu'esthétique. « Nous avions aussi comme ambition commune, avec ARTE, de réhabiliter un auteur graphique génial, persécuté par les nazis, et qui avait totalement sombré dans l’oubli après la guerre ».

Parallèlement au jeu vidéo, Darjeeling explore l'animation. La série L'amour à ses réseaux, soutenue au Fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle (animation-développement), naît de l’adaptation de Tinder Surprise, une rubrique créée dans le Nouvel Obs par la journaliste Renée Greusard, sur « les histoires drôles et absurdes vécues sur les applications de rencontre ». Le choix de l'animation s'impose naturellement. « L'animation permet de créer des abstractions qui aident à se projeter et à s'approprier les témoignages. » Cette découverte de l'animation comme medium privilégié pour traiter certains sujets ouvre de nouvelles perspectives créatives à l’entreprise.

En 2024, la société produit Petite Casbah pour France Télévisions, un projet également accompagné par les aides sélectives du CNC. Cette série d'animation de six épisodes, créée par Alice Zeniter et Alice Carré, se déroule à Alger en 1955, aux prémices de la guerre d'Algérie. Le projet illustre la philosophie de Darjeeling : aborder un sujet complexe et sensible par le biais d'une forme accessible et esthétiquement soignée. « Il y avait une volonté d’ouvrir la discussion de manière apaisée autour du sujet brûlant de la guerre d'Algérie, qui n'est que trop rarement expliqué aux enfants », note Marc Lustigman. Une fois encore, la série reçoit un accueil critique très favorable et illustre la capacité de Darjeeling à traiter des sujets de société avec nuance et pédagogie.

Petite Casbah, série d'animation de six épisodes sur la guerre d’Algérie destinée aux enfants France Télévisions - Darjeeling

Dans la continuité de cette stratégie, Ordures, réalisé par Benjamin Nuel, qui a bénéficié du Fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle (fiction-animation), en ligne actuellement sur ARTE.tv, raconte l'histoire de Gobi, un gobelet en plastique qui découvre l'univers hostile des déchets. Cette fiction coproduite avec les studios Foliascope et Inthebox, rend compte de l'approche particulière de Darjeeling pour traiter l'écologie. « Nous avions identifié que cette thématique était largement traitée de manière dramatique voire tragique et très culpabilisante, ce qui finit par rendre le message inopérant, surtout auprès des jeunes, analyse Marc Lustigman. Nous réfléchissions à comment faire quelque chose de drôle qui se moque de nos travers de consommation, tout en provoquant ensuite la réflexion. Nous croyons beaucoup au pouvoir de l’humour pour faire réfléchir les spectateurs. »

Cette volonté de toucher les jeunes publics guide de nombreux choix créatifs de Darjeeling. Marc Lustigman observe ainsi « une certaine maladresse dans la façon de s'adresser à la jeunesse aujourd'hui. » Cette préoccupation nourrit une collaboration étroite avec Séverine Lebrun, productrice chez Darjeeling, spécialiste de la jeunesse qui « travaille depuis dix ans dans ce domaine » et leur apporte son expertise pour éviter les écueils d'un discours condescendant.

Récemment Darjeeling a également produit 67 Millisecondes pour ARTE.tv, un court métrage hybride qui aborde le sujet des violences policières en mêlant animation en 3D et archives documentaires. À découvrir depuis le 14 juin sur la plateforme, il a été produit par Éliott Baillon – récent associé de la société –, réalisé par le duo Fleuryfontaine, et a été accompagné par l’Aide avant réalisation à la production de films de court métrage, l’Aide aux techniques d’animation (ATA) ainsi que le Fonds Images de la diversité du CNC.

Entre innovation et accessibilité

Le modèle économique de Darjeeling reflète cette philosophie créative. La société emploie « une petite équipe de sept permanents », un choix délibéré qui permet une grande souplesse. « Nous avons pensé la société comme très flexible. Nous nous appuyons sur un pool de collaborateurs réguliers qui peuvent rejoindre rapidement nos nouveaux projets. » Cette approche permet à l'équipe de passer « d'une soixantaine de personnes l'année dernière à vingt-cinq actuellement » selon les besoins des productions. « Nous avons toujours voulu travailler sur des projets qui nous plaisent, qui ont du sens, sans nous retrouver contraints de faire des choses que nous n'avons pas envie de réaliser juste pour payer les factures. »

Aujourd'hui, Darjeeling s'appuie sur cinq associés et développe plusieurs pôles d'activité. La société prépare de nouveaux projets d'envergure, notamment l'adaptation de la bande dessinée Histoire de Jérusalem de Vincent Lemire et Christophe Gaultier en série animée de 4 x 52 minutes. Cette adaptation démontre la volonté de s'attaquer à des sujets géopolitiques complexes par le biais de l'animation. « Nous sommes convaincus que découvrir les 4 000 ans d’Histoire de Jérusalem est un préalable nécessaire pour commencer à comprendre ce qui se passe actuellement au Moyen -Orient…. Un vrai projet de service public en résumé ! », justifie Marc Lustigman. Parallèlement, la société développe The Merlies, un nouveau jeu avec ARTE, leur « collaboration la plus ambitieuse en termes de temps de jeu et de contenu », qui devrait « se rapprocher des standards du marché du jeu vidéo indépendant ».

Lauréat du Prix du Producteur français d'animation en 2022 par la PROCIREP, Darjeeling fonctionne comme un laboratoire créatif où auteurs, réalisateurs, game designers et développeurs collaborent pour créer des « œuvres collectives ». Une approche qui s'étend aux relations avec les diffuseurs. L'exemple d'Ordures illustre cette méthode de travail. Parti d'une idée de Marc Lustigman de proposer « un faux documentaire qui pastiche les codes de National Geographic dans le monde des déchets sauvages », le projet se transforme en fiction sur les conseils d’ARTE. « Ils nous ont dit qu'ils adoraient l'idée mais qu'il fallait en faire une fiction. Nous avons totalement repensé notre approche. Le résultat final s’en trouve largement amélioré. »

Dans un secteur en pleine mutation, Darjeeling trace sa voie : celle d'une production audiovisuelle qui explore sans cesse de nouvelles formes narratives. Un modèle qui, au-delà de ses succès créatifs et commerciaux, interroge notre rapport aux médias, aux histoires et au monde contemporain.