Alexander Abaturov : « J’ai essayé de révéler l’humanité qui se cache derrière des visages de jeunes militaires »

Alexander Abaturov : « J’ai essayé de révéler l’humanité qui se cache derrière des visages de jeunes militaires »

02 juillet 2019
Cinéma
Le Fils
"Le Fils" d'Alexander Abaturov DR
Avec son documentaire Le Fils, le jeune cinéaste russe installé à Paris rend hommage à son cousin engagé volontaire au sein d’une unité d’élite de l’armée russe et mort sur le terrain. Entretien.

Le Fils a été réalisé en réaction à la mort de votre cousin, qui venait de s’engager au sein de l’armée russe. En quoi un film était-il nécessaire pour lui rendre hommage ?

C’est d’abord la peine qui a guidé cette entreprise. Lorsque j’ai appris la mort de Dima, mon cousin, j’étais dévasté. Ses parents m’ont incité à prendre une caméra et faire un film en sa mémoire. Ils avaient conscience que c’était une manière pour moi de surmonter cette douleur. Le tournage a débuté en 2014, un an après la mort de Dima. Qu’est-ce que j’allais filmer ? Je ne savais pas précisément. J’avais en tête cette phrase prononcée par un reporter de guerre russe qui disait en substance : « La photographie n’est qu’un prétexte pour vivre des aventures, une façon de me retrouver là où je ne suis pas censé être. » La mort de Dima m’a fait pénétrer un monde militaire que je ne connaissais pas…

Comment avez-vous réussi à pénétrer l’armée russe, un monde très fermé auquel vous n’appartenez pas ?

Les parents de Dima ont fait en sorte que ce soit possible. L’idée était de rendre hommage à leur fils disparu, pas de faire un portrait négatif de l’armée russe. En filmant, je ne voulais pas trahir la confiance des personnes qui m’ont aidé : mon oncle et ma tante bien sûr, mais aussi les copains de Dima qui sont encore dans l’armée. En Russie, les mondes militaires et civils ne communiquent pas entre eux. Tout est très cloisonné. L’armée entretient le culte du secret. Un jour, un gradé s’est approché de moi et m’a menacé : « Tu vis en France n’est-ce pas ? Ce que tu fais, c’est de l’espionnage. Je peux t’arrêter pour ça ! » Nous avons discuté un moment, les choses se sont un peu assouplies, mais le tournage a été interrompu pendant plusieurs mois afin d’obtenir de nouvelles autorisations.

Dans votre film, on comprend effectivement que la vie militaire se déroule beaucoup en vase clos…

Lors d’un exercice en forêt, un berger a soudain surgi sur son cheval. Le réflexe des militaires a été de se cacher pour ne pas être vus. Cette réaction était étrange, comme si ce civil représentait une menace. En revanche, les jeunes militaires discutent pas mal entre eux, ils se confient librement. J’ai pu filmer ces moments intimes. J’ai très vite remarqué que ces jeunes se ressemblent tous un peu. Mon cousin est mort sur le terrain. Ils pourraient l’être aussi. C’est tragique. À travers eux, je pouvais retrouver le visage de Dima.

Qu’est-ce qui pousse ces jeunes à s’engager dans l’armée ?

Il y a d’abord le service militaire obligatoire, aujourd’hui limité à un an. Les jeunes ne sortent pas de cet environnement pendant cette période et ils appréhendent beaucoup le retour à la vie civile. Ils viennent pour la plupart de petits villages perdus au milieu de nulle part où leur horizon est bloqué. Si l’armée apparaît comme une facilité, c’est la preuve que la situation est désespérée en Russie. Dima, lui, a fait son service à 18 ans. Il a décidé de rester et de s’engager. Il est mort peu de temps après avoir signé son premier contrat. Il faisait vaguement des études à distance. Je me souviens l’avoir rencontré peu de temps avant sa mort. Il n’en pouvait plus de sa vie de soldat. Et, comme dans un mauvais film, au moment où il décide d’arrêter, d’accepter une dernière mission, il se prend une balle. Certains essaient de se désintoxiquer de l’armée. Ils utilisent d’ailleurs sciemment des termes de toxicomanes. Ils quittent l’armée, cherchent du travail, n’en trouvent pas et replongent. J’ai vu beaucoup de tristesse dans leurs yeux. À la base, je viens du même endroit qu’eux, une ville perdue de Sibérie. Au sein de ma famille plutôt modeste, la culture était absente. J’ai commencé à faire des études de journalisme, avant de partir rejoindre ma mère en France. C’était il y a dix ans. J’ai intégré le master en réalisation « Documentaire de création » à l’école de Lussas. Une révélation...

Dima faisait partie d’une unité d’élite de l’armée russe…

Quitte à s’engager, il tenait à ce que cette expérience lui serve à quelque chose. Il ne voulait pas se retrouver dans un bureau à faire le gratte-papier. Le but de mon documentaire n’était pas de faire un film immersif sur une unité d’élite, encore moins un film de guerre ; j’ai essayé de révéler l’humanité qui se cache derrière des visages de jeunes militaires.

Le tournage s’est achevé en 2016. Est-ce que les choses ont changé depuis ?

Beaucoup. Je ne pourrais pas faire ce film aujourd’hui. L’armée qui aimait communiquer sur ses opérations a soudain décidé de tout garder secret. Certaines tensions sont apparues dans le Caucase du Nord ou au Daguestan. L’armée s’installe dans ces régions, impose ses règles et dérègle la vie des gens. Cela génère inévitablement du ressentiment. On comprend pourquoi les politiques ne veulent pas faire la promotion d’une telle situation.
   
Outre la vie militaire, votre film suit le deuil des parents de Dima…

En filmant ses parents, je redonnais à Dima son vrai visage. C’était un fils avant d’être un militaire. C’est un jeune homme qui a perdu la vie, pas ce héros mythique que l’armée voudrait faire de lui. Qu’est-ce qui se cache derrière la mort d’un « héros » ? De la souffrance. Les parents ont accepté d’être filmés pour rendre hommage à leur fils. Prenez la séquence du cimetière où le père discute de l’avancée des travaux avec l’ouvrier au fond du caveau funéraire. Mon oncle m’avait suggéré de l’accompagner. Je ne savais pas si je devais prendre ma caméra. Il m’a dit simplement : « Tu n’as pas le droit de ne pas filmer ! » C’était un contrat moral passé entre nous.

Le Fils est-il sorti en Russie ?

Il a été montré dans deux festivals, à Moscou et Saint-Pétersbourg. Les réactions sont assez différentes selon les spectateurs, certains aimeraient que le message soit plus direct, plus vindicatif, d’autres aiment justement cette retenue.

Le Fils est sorti salles le 29 mai 2019

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