Alice Rohrwacher : « J’ai envie de surprendre »

Alice Rohrwacher : « J’ai envie de surprendre »

07 novembre 2018
Cinéma
Heureux comme Lazzaro d'Alice Rohrwacher
"Heureux comme Lazzaro" d'Alice Rohrwacher Tempesta 2018 - Ad Vitam

Prix du scénario à Cannes, Heureux comme Lazzaro raconte l’Italie d’hier et d’aujourd’hui à travers le destin singulier d’un paysan à la bonté exceptionnelle. Un beau conte poétique et un film politique dont la réalisatrice nous raconte les secrets de fabrication.


Heureux comme Lazzaro est audacieux sur le plan scénaristique : il suit ce jeune paysan qui lui donne son titre, meurt et… ressuscite, au milieu du récit, en passant de la campagne italienne où il a toujours vécu à l’univers des grandes villes. Comment est née l’idée d’un tel récit ?
Alice Rohrwacher : Cette histoire est basée sur un fait divers bel et bien réel. Une marquise italienne avait choisi de passer outre une loi votée en 1982 en Italie transformant tous les accords de métayage en baux ou contrats de salariés. Elle maintint ceux qui travaillaient pour elle dans une condition de servitude jusqu’à ce que le pot aux roses soit découvert. C’est ce que je raconte dans le premier temps de mon film. Mais il a tout de suite été évident qu’il y aurait une deuxième partie, située, elle, de nos jours. Afin de m’éloigner de la pure description et de tendre vers un conte. J’ai mis ensuite du temps à trouver le lien entre les deux. Jusqu’à cette idée de la mort brutale du personnage et de sa résurrection miraculeuse 20 ans plus tard dans un bidonville, aux portes d’une grande ville.

Cette idée inattendue traduit-elle votre goût à jouer avec le spectateur ?
Cette notion de jeu est primordiale à mes yeux. J’essaie en tout cas toujours d’être la première spectatrice de mon film. Et d’en revenir à l’idée que je me faisais, enfant, de cette notion de jeu : une question de vie ou de mort. Je jouais à fond, sans limite ni contrainte. Je tente de faire de même quand j’écris. Je n’aime pas les scénarios préétablis. J’ai envie de surprendre.

Et par le biais du conte, vous signez ici un film politique sur l’Italie mais sans avoir l’air d’y toucher…
A travers le parcours de Lazzaro, je cherche en effet à raconter ce qu’a vécu mon pays : le passage d’un Moyen âge matériel à un Moyen âge humain. Puisque la fin de la civilisation paysanne a poussé ces gens à fuir vers les villes où, maintenus à la périphérie et inadaptés à cet environnement urbain, ils ont vite compris qu’ils avaient quitté le peu qu’ils avaient pour… encore moins. Mais je voulais raconter cette tragédie humaine avec légèreté voire humour. Et les armes du conte allaient m’y aider en détournant les choses. Je vous donne un exemple. Je suis récemment allée au Musée égyptien de Turin où sont exposés des objets dits du quotidien de cette époque. Or, dans les faits, ce ne sont pas des objets du quotidien mais… des copies de ces objets qui, rassemblés, constituent la mémoire d’un peuple. Avec Heureux comme Lazzaro, je suis dans la même logique. Politiquement, le film est dirigé vers la société contemporaine mais fonctionne à travers la mémoire du réel plus que du réel en lui-même. D’où l’évidence du conte.

Le vecteur de ce récit est Adriano Tardiolo, qui fait ses tous premiers pas de comédien en campant Lazzaro. Comment l’avez-vous déniché ?
Ce fut un très long travail de casting. J’étais vraiment inquiète de ne pas parvenir à trouver celui qui incarnerait Lazzaro car j’avais conscience du défi que cela représentait. Il fallait en effet que, d’emblée, on puisse comprendre qu’il n’était pas l’idiot du village mais un ange. Et vous imaginez la difficulté de trouver un ange ! (rires) On a vu énormément de monde mais si tous ou presque convenaient pour Tancredi – ce noble arrogant et oisif avec qui Lazzaro va se lier d’amitié - , aucun n’était envisageable en Lazzaro. Jusqu’à ce qu’on tombe sur Adriano. Sur le papier, bien que fils de paysan, cet étudiant en comptabilité n’avait absolument rien à voir avec Lazzaro. Mais il émanait quelque chose de lui comme une évidence. Quand il te regarde, tu te vois ! Exactement comme Lazzaro avec ceux qu’il croise. Et une fois engagé, comme il n’avait jamais joué de sa vie, Adriano a fait un boulot de dingue.

Comment travaillez-vous justement avec vos comédiens ?
Je n’ai pas de méthode à proprement parler car je fais vraiment un travail spécifique avec chacun selon son parcours. Avec Adriano, ce travail a avant tout été physique. Il possédait de manière innée la qualité intérieure du personnage mais devait acquérir ce corps bien planté, ancré dans le sol, antique. Alors que pour Luca Chikovani qui joue Tancredi, mon travail s’est concentré sur la notion d’écoute. Luca est un Youtubeur très célèbre, habitué à être le metteur en scène de lui-même, et pour qui être dirigé peut être vécu comme une torture. J’ai donc dû lui apprendre à suivre des directions sans casser sa spontanéité.

Heureux comme Lazzaro marque aussi votre deuxième collaboration avec votre sœur Alba, après Les merveilles. Outre vos liens familiaux, qu’est-ce qui vous séduit dans son travail ?
Sa qualité rare de parvenir à mêler un très grand sérieux dans le travail et une capacité permanente à jouer avec elle-même. En dehors comme pendant les prises. Dans la première scène qu’elle a tournée où son personnage croit au miracle en se retrouvant face à Lazzaro qu’elle pensait mort depuis 20 ans, elle a été capable de mêler cette foi en ce qu’elle voit et une ironie dans le regard qui laisse le doute sur la réalité de ses sentiments. Et je ne sais toujours pas comment elle fait pour être aussi profonde et avoir autant de distance.

On doit à Hélène Louvart, la directrice de la photographie de tous vos films, d’avoir relevé un autre défi. Signer la lumière d’un film toujours entre deux ambiances contradictoires : la  campagne et la ville, un univers intemporel et notre monde contemporain, la bonté de Lazzaro et la violence qui l’entoure… Comment avez-vous construit cet univers visuel ensemble ?
Il existe avant tout un lien profond entre nous et une même curiosité. Dans aucun de mes trois longs métrages, nous n’avons eu de grandes idées théoriques sur ce qu’on allait faire. Disons qu’on avance pas à pas. On marche plutôt que de prendre l’avion ! (rires) La lumière doit être narratrice de cette histoire. Mais on prend garde à ce qu’elle ne soit ni dominante, ni victime du récit. Juste une amie qui accompagne ses pas.

Et une fois encore vous tournez en pellicule et non en numérique. Pourquoi ce choix ?
On a effet tourné en super 16 pour cette alchimie si particulière entre la pellicule qui tourne et ma manière de filmer où tout est préparé et jamais volé. Sans compter que rien ne remplace, pour moi, ce bonheur de l’attente des rushes à la fin de la journée. Ni cette idée que les images patientent pour délivrer leurs secrets au lieu de les donner d’emblée.

Heureux comme lazzaro

Heureux comme Lazzaro sort en salles le 7 novembre. Le film a bénéficié de l’aide aux cinémas du monde et d’une aide sélective à la distribution du CNC.