Des origines urbaines à un déploiement national
Olivier Demay : L’idée a germé dès 1991, dans le contexte des premières émeutes urbaines. Il s’agissait de répondre à la désertification du tissu d’accompagnement de la jeunesse pendant l’été. Le dispositif est né de cette volonté de relancer l’activité dans les quartiers, avec un dispositif d’éducation aux images porté en proximité par des équipes locales, renforcées par des partenaires culturels.
Dès l’origine, la mise en place de cinémas en plein air dans les quartiers visait à maintenir un lien et assurer une continuité des actions estivales. L’objectif était également d’investir des lieux délaissés. Contrairement aux séances traditionnelles organisées dans les centres-villes ou sur des sites patrimoniaux, Passeurs d’images s’intéresse aux zones négligées par l’offre culturelle classique, là où les habitants expriment pourtant une demande.
Le dispositif s’étend aujourd’hui sur l’année entière avec une programmation renforcée pendant les vacances de Toussaint, des ateliers de pratique artistique, des partenariats avec les festivals de proximité et des séances spéciales en lien avec les salles de cinéma. Passeurs d’images est désormais présent dans 15 régions avec 21 coordinations régionales et touche au total plus de 118 000 participants à travers 2 389 actions.
De la stratégie nationale aux adaptations territoriales
Paul Oudin : Mon territoire couvre la Lorraine - quatre départements aux réalités contrastées. La Meuse ultra-rurale, la Moselle avec son sillon urbain et péri-urbain. Nous déployons l’ensemble des axes du dispositif : cinéma en plein air, ateliers, formations pour les animateurs, politique tarifaire avec les contre-marques cinéma.
Durant l’été, nous organisons 80 à 90 séances de cinéma en plein air, dont 20 à 25 labellisées Passeurs d’images selon les années. La différence avec une projection standard réside dans l’accompagnement. Il ne s’agit pas d’une séance isolée où la commune choisit un film avant que les projectionnistes repartent, mais d’une démarche de continuité éducative.
Certaines séances prolongent un travail d’ateliers mené toute l’année - les films réalisés par les jeunes sont alors projetés en avant-programme, créant un moment particulièrement valorisant pour eux. D’autres nécessitent un travail minimal d’animation : fête de quartier, semaine d’activité… L’objectif demeure de transformer chaque projection en événement fédérateur.
Une programmation concertée entre national et local
Olivier Demay : Le dispositif s’appuie sur une commission plein air interne réunissant les coordinateurs les plus engagés dans cette activité. Cette commission assume une double mission. D’abord, sélectionner des films destinés à un grand public tout en négociant leur accessibilité tarifaire. Une démarche de découverte nous amène vers des œuvres auxquelles un programmateur n’aurait pas spontanément pensé pour du plein air. Le deuxième volet concerne la culture commune autour du cinéma populaire - les séances cultes que nous souhaitons reproposer. Le troisième niveau, essentiel, porte sur les premières exclusivités, les films ayant un an de sortie. La force du collectif permet de négocier avec les distributeurs des autorisations à des tarifs encadrés, nos structures disposant de budgets modestes.
Cette programmation nationale rencontre un réel succès : en 2024, 44 films de la liste ont été diffusés sur les 62 proposés, soit 70% du catalogue. Par ailleurs, 16 coordinations Passeurs d’images sur les 21 ont organisé des séances plein air sur leur territoire.
Paul Oudin : Concrètement, je transmets ce catalogue aux porteurs de projet du territoire. Chaque année, une ou deux structures sollicitent un film particulier. Dans ce cas, je ne fais pas obstacle à leur demande - dès lors que le travail d’accompagnement est réalisé et que la séance respecte l’esprit du dispositif, l’origine du film importe peu. Cependant, 90 à 95% des séances s’appuient sur ce catalogue dont nous garantissons la pertinence : films adaptés à la durée des soirées estivales, tout public, appropriés au contexte.
Quand le cinéma crée l’événement
Paul Oudin : Une séance en plein air Passeurs d’images constitue déjà en elle-même un acte d’éducation à l’image. Les spectateurs viennent davantage pour l’événement que pour le film spécifiquement programmé. Dans les quartiers politique de la ville ou en milieu rural éloigné, où les habitants fréquentent peu les salles de cinéma, organiser une projection constitue déjà un geste culturel significatif.
Olivier Demay : Cette dimension foraine - amener le cinéma là où il n’existe pas - répond à une attente forte. Ces séances deviennent des rendez-vous attendus, au même titre que les feux d’artifice, pour des populations qui n’ont pas toujours la possibilité de se déplacer ailleurs. Le dispositif s’adresse prioritairement à la jeunesse, les 15-25 ans, ce qui influence nos choix de programmation. Nous veillons à proposer des films susceptibles d’intéresser ce public.
Le moment de présentation des films d’ateliers par les jeunes constitue un temps fort particulièrement fédérateur. Montant sur scène pour expliquer leur démarche créative à leur quartier, à leurs parents, ils s’approprient véritablement l’événement. Cette dimension créative est essentielle : en 2024, 423 films ont été réalisés par les participants lors des 865 ateliers de pratique artistique organisés dans le cadre du dispositif.
Défis techniques et partenariats locaux
Paul Oudin : L’organisation nécessite simplement l’accès à deux lignes 16A - une pour l’écran gonflable et la sonorisation, une pour le projecteur. Nous projetons en DCP, identique au format des salles de cinéma. Le vent constitue la principale contrainte - avec des écrans représentant parfois 100 ou 200 mètres carrés de voile. Dès 10 km/h, les conditions deviennent problématiques. Les lieux de projection varient considérablement : terrain de quartier, city-stade, place publique, cour d’école, champ communal…
Olivier Demay : Cette exigence technique s’est affirmée progressivement. Il était important de dépasser l’image de la projection sur drap blanc avec un lecteur DVD. Aujourd’hui, l’encadrement est strict, respectant les préconisations de la CST. En tant que dispositif soutenu par le CNC, nous nous devons d’être exemplaires. Nous travaillons principalement avec les circuits itinérants qui desservent toute l’année les territoires les plus excentrés.
La collaboration avec les collectivités territoriales demeure essentielle. Les contextes budgétaires impactent directement le volume de projections réalisables. Pour une petite commune, il s’agit d’un véritable arbitrage financier. L’enjeu prend une dimension particulière quand on sait que le dispositif touche 488 communes au total, dont 142 en quartiers prioritaires de la ville et 218 en milieu rural.
Un impact économique et social
Olivier Demay : La dimension économique n’est pas négligeable. Avec près de 300 séances négociées entre 300 et 400 euros auprès de chaque distributeur, cela génère une activité économique substantielle, y compris pour les distributeurs les plus fragiles. Pour les cinémas itinérants, les prestations estivales représentent une part importante de leur équilibre économique.
L’aspect le plus remarquable réside dans l’appropriation locale : ce sont les habitants qui organisent les projections dans leur quartier, et non l’élu qui programme pour ses administrés. Cette dynamique d’accueil transforme chaque séance selon les souhaits des organisateurs : ateliers, animations, concerts, restauration…
Paul Oudin : La gratuité constitue un principe fondamental du projet. Certains spectateurs viennent précisément pour cette accessibilité et découvrent les œuvres proposées. L’objectif inclut également d’orienter le public vers les salles de cinéma. Nous exigeons que chaque porteur informe au minimum l’établissement le plus proche, idéalement en développant un partenariat. Le dispositif collabore d’ailleurs avec 234 salles de cinéma partenaires, dont 173 classées Art et Essai.
Même une séance réunissant 40 à 50 personnes représente une audience respectable - nombre de projections en salle n’atteignent pas ce seuil. Ces chiffres prennent tout leur sens rapportés aux territoires d’implantation de ces séances.
Les données 2024 témoignent de cette dynamique : 286 séances de cinéma en plein air ont touché plus de 38 000 participants, auxquelles s’ajoutent 382 séances spéciales avec près de 19 000 participants. Au-delà du cinéma en plein air, un écosystème complet d’éducation à l’image se déploie sur les territoires, avec 645 restitutions d’ateliers, 53 formations et 22 parcours de cinéma en festival, démontrant que ces projections constituent la partie visible d’un travail de médiation plus large et continu.