De « Gas-oil » à « Le Cave se rebiffe », cinq films essentiels de Gilles Grangier

De « Gas-oil » à « Le Cave se rebiffe », cinq films essentiels de Gilles Grangier

13 octobre 2021
Cinéma
Jean Gabin dans Maigret voit rouge de Gilles Grangier.
Jean Gabin dans Maigret voit rouge de Gilles Grangier. Copernic
Alors que le Festival Lyon Lumière lui consacre une grande rétrospective jusqu’au 17 octobre, retour sur cinq films incontournables d’un cinéaste humble et inspiré, toujours au service de ses interprètes, à commencer par le fidèle Jean Gabin.

Gas-oil (1955)

Grangier et Gabin, c’est douze longs métrages tournés ensemble, dont ce Gas-oil, tourné deux ans après leur première collaboration, La Vierge du Rhin. Nul doute que Gas-oil, dialogué par Michel Audiard d’après un roman de la Série noire signé Georges Bayle, a définitivement scellé cette amitié professionnelle au long cours. Jean Gabin va en effet trouver chez Gilles Grangier un cinéaste qui - à l’instar de Jean Grémillon avant lui - saura mettre en valeur sa solide carrure tout en explorant les contours d’une sensibilité à fleur de peau. Ainsi, la séquence où son personnage de chauffeur routier confesse, tout penaud, à sa jeune fiancée (Jeanne Moreau dans l’un de ses premiers grands rôles), avoir roulé accidentellement sur un homme, est d’une désarmante vérité. Le film raconte comment ce couple simple et sans trop d’histoires va se retrouver mêlé à un braquage. Quant aux dialogues d’Audiard que Gabin manie ici pour la première fois, c’est du sur-mesure. Avec Gas-oil, Gilles Grangier fait surtout mentir le jeune critique François Truffaut, qui venait d’en faire un des tenants de la « qualité française » à l’ancienne. Sa façon de filmer les extérieurs et d’extraire des situations une valeur quasi documentaire témoigne au contraire d’un sens certain de la modernité et du style.

Le Désordre et la nuit (1958)

A un an de l’éclosion d’une Nouvelle Vague portée par une jeunesse prête à tout reconfigurer, ce Désordre et la nuit semble faire la jonction entre l’ancien monde et le nouveau. Jean Gabin, habillé comme il se doit par les dialogues de Michel Audiard, joue les « vieux » inspecteurs déconcerté par une faune interlope qu’il ne reconnaît plus. Mais son personnage, qui se vante de n’aimer ni le « désordre » ni la « nuit », va tomber sous le charme d’une junkie qui pourrait être sa fille, le tout dans une ambiance de jazz et de poudre blanche. « Je ne suis plus vierge mais mon casier l’est encore ! », entend-on de la bouche de Nadja Tiller, ou encore « En trafiquant il aurait été odieux, en cocu, il sera bouleversant », lancé avec toute la faconde nécessaire par Gabin. Gilles Grangier, sans jamais chercher à renverser la nature de sa mise en scène, filme avec autorité ce film noir éclairé par Louis Page. Le chef opérateur qui venait de travailler avec Grangier sur Le Rouge est mis, allait devenir l’un de ses plus fidèles collaborateurs.

125 rue Montmartre (1959)

 En passe de devenir l’une des plus grandes vedettes du cinéma français, Lino Ventura se voit offrir par Gilles Grangier un emploi assez atypique pour lui : ni flic, ni voyou, il est Pascal, un vendeur de journaux à la criée (l’adresse du titre du film est celle des Messageries de la Presse Parisienne, où les crieurs venaient récupérer leurs stocks de journaux). Ce brave homme, un costaud au cœur tendre, va se retrouver pris au piège d’une machination criminelle, après avoir sauvé un homme (Robert Hirsch) de la noyade. Sorti en 1959, alors que la Nouvelle Vague a commencé à déferler sur le cinéma français, adapté d’un roman d’André Gillois (Prix du Quai des Orfèvres 1958, remis par Georges Simenon),125 rue Montmartre frappe aujourd’hui par sa précision quasi-documentaire dans la description des petits métiers du Paris populaire. Passant progressivement, au fil d’un scénario surprenant, de la chronique sociale au film noir, le film s’achève en apothéose, dans une scène de cirque paroxystique où Gilles Grangier semble rendre hommage à Alfred Hitchcock. 

Le Cave se rebiffe (1961)

L’un des gros succès de Gilles Grangier – 2,8 millions de spectateurs en 1961, sans compter les nombreuses diffusions télévisées. Ce polar humoristique, qui symbolise l’aisance avec laquelle le cinéaste passait du film noir (Gas-oil, Le Désordre et la nuit…) à la comédie (Les Vieux de la vieille, La Cuisine au beurre…), est adapté d’un roman d’Albert Simonin, le deuxième de la trilogie de Max le Menteur, qui se situe entre Touchez pas au grisbi et Grisbi or not Grisbi (qui sera, lui, adapté sous le titre Les Tontons flingueurs). Grangier, Simonin et Michel Audiard transforment le sabir argotique des voyous en une langue cocasse et poétique, dite avec délice par leurs comédiens – Maurice Biraud en « cave », Bernard Blier en tenancier ruiné de maison close et le fidèle Jean Gabin dans le rôle, taillé sur mesure, du patron, le « Dabe ». Presque aussi « culte » que Les Tontons flingueurs, Le Cave se rebiffe contient quelques-uns des mots d’auteur les plus mémorables d’Audiard – « L’éducation, ça s’apprend pas… » 

Maigret voit rouge (1963)

Cette nouvelle adaptation de Georges Simenon avec Gabin dans le rôle du célèbre inspecteur fait suite aux deux films de Jean Delannoy : Maigret tend un piège (1958) et Maigret et l’affaire Saint-Fiacre (1959). Dans ses entretiens avec François Guérif (Passé la Loire, c’est l’aventure – 50 ans de cinéma – Actes Sud/ Institut Lumière), Gilles Grangier explique : « Maigret voit rouge, moins bien construit, disposait de moins de moyens, paraissait du réchauffé. Mais je ne pouvais pas refuser un Maigret, c’était stupide ; ça faisait partie du cahier des charges d’en faire un. »

Derrière cette saillie désabusée, se cache peut-être la vraie nature d’un cinéaste-artisan pour qui faire un film était avant tout un métier. Chez Grangier, le devoir pouvait ainsi prendre le pas sur les inspirations. Dans ce Maigret voit rouge, Jean Gabin s’empare totalement du film jusqu’à phagocyter une intrigue policière certes peu étoffée (Pigalle, la nuit, un cadavre, une voiture mystérieuse...) Ce numéro d’acteur permet à l’acteur d’immortaliser définitivement Maigret sur grand écran. Après lui, personne dans le cinéma français n’osera lui ravir la place (la télévision, on le sait, sera moins frileuse). Gérard Depardieu, à l’affiche l’année prochaine de Maigret et la jeune morte de Patrice Leconte, s’apprête néanmoins à reprendre le flambeau.