Derrière les murs, du cinéma

Derrière les murs, du cinéma

05 décembre 2019
Cinéma
Robert Poupard entouré de l'équipe du Service civique
Robert Poupard entouré de l'équipe du Service civique
Du cinéma partout, pour tous… tel pourrait être le credo de Robert Poupard, chargé d'études documentaires au CNC, qui intervient régulièrement dans les prisons en tant que médiateur culturel. Sa mission ? Organiser des projections auprès de détenus et les inviter à prolonger la séance par la discussion. Aujourd’hui, plus de 200 séances ont été organisées depuis que le dispositif existe. Il nous raconte.

L’histoire débute en 2013. Nous sommes à Bois d’Arcy, dans les Yvelines, où  la direction du patrimoine du CNC occupe depuis cinquante ans une ancienne batterie militaire, voisine immédiate de la maison d’arrêt. Si un simple mur les sépare, ces deux institutions n’ont alors jamais eu l’occasion de travailler ensemble.
De cette volonté de se rencontrer naît le projet de proposer des projections de films dans la prison de Bois d’Arcy. Un projet qui s’insère dans la mission « Vivre ensemble » mise en place par le ministère de la Culture fin 2003 afin de sensibiliser les publics peu familiers des institutions culturelles et de lutter contre l'exclusion.
Le CNC entame une collaboration avec le Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation (SPIP), qui aboutit à une première projection en avril 2013 à la maison d’arrêt de Bois d’Arcy. C’est Robert Poupard, documentaliste à la direction du patrimoine, qui est en charge de son organisation. « Depuis 2007, je travaille avec des associations caritatives pour faire découvrir des films à un public moins familier des pratiques culturelles. Mon travail de médiateur culturel m’a amené tout naturellement à intervenir dans les prisons. »

Susciter le débat

Pour la première séance, le choix du film se porte sur un classique : La Charrette fantôme, un film en noir et blanc de Julien Duvivier, réalisé en 1939. Une rapide présentation du CNC puis du film sont faites en guise d’introduction devant la trentaine de détenus inscrits à la projection. A l’issue du film, Robert Poupard ouvre le débat. « Je dois avouer qu’au début, et malgré mes années d’expérience, je n’en menais pas large devant cette audience et dans cet environnement pour le moins anxiogène. Mais je ne suis pas là pour juger le public. Mon rôle, c’est de nourrir la réflexion auprès de personnes peu habituées à ce type d’échanges. »
Cette première expérience est un succès : les détenus, d’abord méfiants, se prennent au jeu de la discussion et repartent en poursuivant le débat entre eux. Un calendrier est alors établi avec la prison de Bois d’Arcy pour mettre en place d’autres projections-débats. « Nous nous insérons dans un dispositif très strict, avec de nombreuses contraintes essentielles à la bonne organisation des établissements pénitenciers », précise Robert Poupard. Des séances de 2h – le temps dédié à chaque activité en prison – sont inscrites tous les deuxième mardi de chaque mois à la maison d’arrêt de Bois d’Arcy, ce qui permet aux équipes de la direction du patrimoine de travailler les interventions en amont, et à celles de la prison de préparer la salle, de gérer la communication auprès des détenus ainsi que les inscriptions.  
Ces 2h de séance incluent à la fois la présentation de l’œuvre, sa projection et le débat. « Il est arrivé que le temps de discussion passe à la trappe,  en raison de l’arrivée tardive des prisonniers ou d’un problème matériel par exemple. Or, si nous-mêmes nous débordons sur le temps imparti, cela risque de provoquer un effet de dominos sur l’organisation de la prison, et c’est la confiance instaurée avec le personnel pénitencier qui risque d’en pâtir », raconte le médiateur.  « C’est frustrant parce que ces séances sont vraiment prétextes à l’échange d’opinion, et participent à notre mission d’éducation à l’image. »

N’oublions pas que le cinéma, c’est un espace d’expression, avant même d’être un divertissement.

Le dispositif est rodé en quelques mois. La direction du patrimoine propose alors de l’élargir à d’autres prisons. Une première séance est ainsi organisée à la maison d’arrêt de Villepinte (en Seine-Saint-Denis) en octobre 2013. Là encore, le succès est au rendez-vous et d’autres séances sont planifiées une fois par mois, à raison de douze séances par an, l’activité se poursuivant même l’été.

Service civique

Le projet prend un nouvel élan en 2016 suite à la création du programme « Cinéma et citoyenneté » Ce programme de Service civique, mené en partenariat entre le CNC et l’association Unis-Cité, est imaginé dans le cadre du grand programme « Citoyens de la culture », lancé par le ministère de la Culture. Sous la tutelle de Robert Poupard, deux jeunes, en service civique pour une période de huit mois, travaillent à la programmation des œuvres présentées, élaborent les fiches techniques de celles-ci et contribuent à préparer les interventions lors des séances. L’objectif est de leur permettre d’animer une séance à l’issue de leur mission en totale autonomie, autour du film de leur choix.
« Etant donné le contexte particulier de la mission, je prends quelques précautions lors des entretiens. Je les questionne notamment sur leur rapport à la morale et leur demande, dans un souci de neutralité, de ne pas visionner de reportages ou de documentaires en rapport avec le milieu carcéral le temps de la mission. Les jeunes pourraient être amenés à intervenir auprès de l’un des détenus, ce qui risque de les mettre mal à l’aise et de les empêcher de mener à bien leur mission. Encore une fois, notre but premier, c’est d’initier au cinéma et d’engager le dialogue. » explique le tuteur.

5 établissements pénitentiaires franciliens partenaires

Avec son équipe – la 5e en 2019 -, Robert Poupard, muni de son ordinateur portable et de son vidéoprojecteur, intervient désormais dans cinq établissements pénitentiaires : outre les maisons d’arrêt de Bois d’Arcy et de Villepinte, se sont ajoutées en 2016 la maison centrale de Poissy et la maison d’arrêt pour femmes de Versailles (toutes deux dans les Yvelines), ainsi que la maison d’arrêt de la Santé (à Paris) en avril 2019. Les séances, baptisées depuis les « ciné-débats », se déroulent toujours une fois par mois dans chaque établissement pénitentiaire.
L’équipe de médiation, qui définit le programme des projections, sélectionne les films projetés selon un critère primordial : leur potentiel à susciter le débat. Le médiateur révèle : « En général, nous choisissons des sujets difficiles, clivants, ou délicats – nous avons par exemple évoqué la torture pendant la guerre d’Algérie avec La Question de Laurent Heynemann, ou l’homosexualité masculine avec Les Roseaux sauvages d’André Téchiné. »

L’important, c’est que le film engage la parole. Notre rôle est d’accompagner ces échanges, de provoquer la rencontre en évitant de réveiller des souvenirs douloureux que nous ne serons pas en mesure d’accueillir convenablement.

Passeur de paroles

A l’issue du film, des informations – historiques, sociales… - permettant de le contextualiser sont données afin d’entamer le débat. Quelques questions sont posées, invitant chacun à participer. Le médiateur devient passeur de paroles, rebondissant sur l’intervention des uns et des autres, tout en évitant l’écueil du dialogue fermé avec un participant exclusif qui monopoliserait la parole. Animer le débat signifie également savoir laisser le silence s’installer pendant les échanges, ou s’adapter au fait que les spectateurs sortent du débat.
« Je me souviens avoir projeté Etranges étrangers, un documentaire réalisé par Marcel Trillat et Frédéric Variot en 1970, sur les conditions des travailleurs immigrés. Je pensais qu’à travers ce film, nous aborderions le thème de la mémoire familiale et que chacun irait de son témoignage étant donné que la plupart des détenus qui assistaient à la projection étaient concernés par le sujet. Or, l’un d’entre eux a plutôt mis en parallèle la vie dans les taudis dépeinte dans le film et les conditions de vie en prison. Je n’y avais pas pensé. Dans ces cas-là, on se tait, et on les écoute », raconte Robert Poupard. Et d’ajouter : « C’est aussi ce qui est passionnant dans cette mission de médiation : chaque séance est différente, tout comme le public qui y assiste. J’ai beau avoir présenté aujourd’hui plus de 200 films en prison, je ne sais jamais à quoi m’attendre ! ».
Plusieurs profils se distinguent parmi le public qui assiste à ces ciné-débats : le convaincu, qui aime les films et prendra la parole facilement ; le curieux, peu coutumier de cette activité, qu’il faudra solliciter ; et celui qui vient surtout pour échapper à la cellule et tenter de se distraire. « Il faut savoir que les détenus sont enfermés 22h sur 24 dans leur cellule. Parfois, certains sont dissipés, ils n’ont pas l’expérience de la salle de cinéma et ont pris l’habitude de commenter à voix haute les images, via leur expérience de télévision. Il arrive également que certains d’entre eux soient d’origine étrangère et ne parlent pas le français – c’est surtout le cas dans la prison pour femmes de Versailles. Là encore, on s’adapte. Car si leur imaginaire et leur culture sont parfois à des année lumières des nôtres, les images permettent aussi de parler un langage universel ».

Une mission qui s’élargit

Face au succès grandissant des « ciné-débats » l’équipe de médiation de la direction du patrimoine imagine de diversifier le dispositif. Ainsi, en décembre 2018, l’équipe et ses services civiques a conçu un jeu autour de la  musique et du cinéma, proposé lors des séances de projection, cette fois-ci dans des EHPAD (Etablissement d'Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes). Le but est de reconnaître un film à travers la bande son diffusée sur plusieurs séquences. Autre projet, celui de développer un partenariat régulier avec l’Agence du court métrage, suite à une première collaboration réussie (un couple de réalisateurs est venu présenter son court métrage dans plusieurs prisons).  Enfin, la mise en place de séances de cinéma en coordination avec d’autres activités culturelles telles que les ateliers d’écriture, est à l’étude avec le SPIP.
« Cette mission, nous l’avons façonnée peu à peu, au gré des différentes séances organisées. Le fait de donner accès au cinéma à des détenus permet non seulement de leur faire découvrir des films et de nourrir leur réflexion, mais aussi de créer ou de recréer une forme de lien social avec les prisonniers et, quelque part, de lutter contre l’exclusion. » conclut Robert Poupard.