Entretien avec Emmanuel Gras : « Consolider d’abord, rêver ensuite »

Entretien avec Emmanuel Gras : « Consolider d’abord, rêver ensuite »

20 mai 2018
Emmanuel Gras
Emmanuel Gras CNC

Intéressé par l’aspect visuel du cinéma, le documentariste Emmanuel Gras étudie l’image à l’ENS Louis Lumière. Passionné par les sujets de société contemporains tout en suivant des partis-pris formels radicaux, il est considéré comme l’une des voix neutres du cinéma du réel. Il a reçu le Grand Prix de la Semaine de la critique à Cannes pour son film Makala en 2017. Pour le réalisateur de Bovines et Makala, la sauvegarde de la salle de cinéma est l’élément essentiel.


Consolider d’abord, rêver ensuite

« Je ne pense pas que le cinéma français doive être totalement rebâti : il faut plutôt réfléchir et construire à partir de ce qui existe déjà. La situation n’est pas la même qu’en 1968, période d’expansion, où tout semblait possible. Aujourd’hui, dans le cinéma comme dans d’autres secteurs artistiques et économiques, certains principes et acquis sont mis à mal. C’est en les défendant d’abord qu’on peut rêver ensuite. »

Défendre la chronologie des médias

« Le point principal pour lequel il faut lutter ? Sauvegarder la salle de cinéma et, pour cela, défendre la chronologie des médias. Il peut y avoir des aménagements, mais s’il n’y a pas de protection assez longue pour la sortie exclusive en salle, seuls les films ayant les plus gros moyens de production et de promotion resteront. Sans cela et sans le « rituel » des sorties, avec la presse qui l’accompagne, les films économiquement plus fragiles disparaîtront dans le grand univers d’internet. Seule la salle et la régularité des sorties permet d’assurer une visibilité aux films et à une diversité d’exister. Dire cela veut dire bien sûr défendre et vivifier le réseau Art et Essai qui n’a pas d’équivalent dans le reste du monde et a permis au cinéma d’auteur de ne pas disparaître. »

Accompagner les films

« J’ai découvert lors de la sortie de mes films que les accompagner et en discuter avec le public faisait aussi partie de la vie du cinéaste. Ce n’était pas un choix au départ, cela peut paraître lourd et chronophage, mais je crois que c’est maintenant une nécessité. Il faut encourager ces pratiques et les auteurs doivent être rémunérés pour cela. Il est également essentiel que les cinémas art et essai vieillissants se redynamisent. Il y a beaucoup d’initiatives, comme par exemple ce petit cinéma associatif qui organise des soirées programmées par les jeunes membres de l’association. Et ça marche. Il faut les encourager. Personnellement, j’aime beaucoup l’idée que la salle ne soit pas qu’un endroit où l’on vient consommer des films, mais un lieu de sociabilité où l’on vient discuter, passer du temps, lire un livre… En ce sens, j’aime particulièrement les cinémas qui intègrent d’autres activités comme un café, une librairie, des locaux associatifs…tout ce qui peut créer de l’émulation et de la vie en plus de ce qu’on voit sur l’écran. »

Assurer l’équité entre les films

« Il faut assurer une réelle diversité de films au cinéma, et pour cela défendre l’équité entre ceux-ci. Des règles sont nécessaires pour éviter la « surprésence » de certains films, qui tuent le marché en occupant un trop grand nombre d’écrans. Il y a un effet de concentration, contre lequel il faut lutter. Il existe des moyens de régulation comme la limitation du nombre d’écran par film sur un bassin de population. On dit souvent que trop de films sortent, mais le problème pour moi est surtout que la grande majorité d’entre eux se partagent les restes. Qu’il y ait des blockbusters, très bien, mais il y a également une autre économie du cinéma, plus artisanale, qui est parfaitement viable si on lui laisse les moyens d’exister. »

Longue durée

« Les sorties coûtent cher car il faut toujours plus de pub. Je trouve par exemple fou qu’il faille payer pour la diffusion de bandes annonces dans des cinémas où ton film va être projeté, alors que cela leur est autant bénéfique qu’à toi ! La pub a pris une place énorme parce que le temps d’exploitation est devenu très court. Les films sont vus comme des produits qui ne doivent être exploités qu’à leur pic de rentabilité. Les grandes salles poussent au turn-over permanent. On a déjà vu des films qui marchaient bien disparaître de l’affiche parce qu’un plus gros poisson sortait, ou à cause de jeux de pouvoirs de distributeurs. Tous les partenaires de la chaîne doivent travailler ensemble à travers des engagements de programmation et voir plus loin que leur simple intérêt immédiat. Or la circulation sur la longue durée est essentielle pour toute une catégorie de film, en fait la majorité. C’est elle qui permet au bouche à oreille de faire son œuvre. »