Un Oscar d'honneur pour Euzhan Palcy

Un Oscar d'honneur pour Euzhan Palcy

22 novembre 2022
Cinéma
Euzhan Palcy
Euzhan Palcy DR

Il y a plus de 38 ans, le 3 mars 1984, Rue Cases-Nègres remportait le César de la meilleure première œuvre et faisait d’Euzhan Palcy la première cinéaste à obtenir la célèbre statuette. Ce samedi, la réalisatrice martiniquaise a reçu un Oscar d'honneur à Los Angeles pour l'ensemble de sa carrière, devenant ainsi la deuxième Française après Agnès Varda en 2017 à obtenir cette distinction. Focus sur une pionnière téméraire et opiniâtre qui a marqué l’histoire du cinéma.


La réalisatrice a été récompensée ce 19 novembre à Los Angeles. Pionnière de la représentation des communautés noires à l’écran, elle a aussi été la première femme à obtenir un César, en 1984,pour son film Rue Cases-Nègres

Adapté du roman de l’auteur martiniquais Joseph Zobel, Rue Cases-Nègres met en scène le quotidien des coupeurs de canne dans les années 1930. Au milieu d'une immense plantation, se trouve la rue Cases-Nègres, désertée par les adultes partis travailler aux champs. Les enfants y font leur loi, notamment José, 11 ans, orphelin élevé par sa grand-mère, M'an Tine. Celle-ci n'a qu'un rêve : faire étudier José, dans l’espoir d’une vie meilleure. Mais pour cela, il faudra quitter la rue Cases-Nègres...

 

C’est à l’âge de quatorze ans qu’Euzhan Palcy découvre le roman de Joseph Zobel. Ayant déjà l’envie d’être cinéaste, elle se fait alors le serment de porter un jour ce roman sur grand écran. Elle explique, au cours d’une interview donnée au magazine Excessif : « Cette lecture a été un choc culturel pour moi car c'était le premier roman que je lisais qui parlait de là où j'ai grandi, de là où je suis née. Je savais déjà que je voulais faire du cinéma et je m'étais dit qu'il fallait absolument raconter cette histoire à l'écran. C'était une histoire que je connaissais mais que je n'avais jamais lue et la redécouvrir au fil des pages m'a vraiment transportée. C'était le premier auteur martiniquais que je découvrais, moi qui étais une grande lectrice, surtout de livres français. Pour une fois les mots recouvraient une réalité que je connaissais, celle des coupeurs de canne et des békés, avec une émotion qui m'a beaucoup touchée. »

L’avance sur recettes à l’unanimité

Après avoir réalisé La Messagère, une fiction télévisée, de manière totalement autodidacte, Euzhan Palcy part en Métropole, pour continuer ses études. Elle se forme à l’École Louis Lumière, rencontre des grands noms du cinéma tels que Jean Rouch, René Gilson, François Truffaut, pour qui elle effectue quelques travaux d’assistanat, de montage… Elle continue de remanier son adaptation de Rue Cases-Nègres et finit par présenter son projet en 1981 au CNC. Elle obtient à l’unanimité du jury l’avance sur recettes. C’est la première fois que l’aide est accordée à un cinéaste antillais.

Reste à trouver un producteur qui prenne en charge la réalisation. Le parcours du combattant débute alors. Le projet séduit autant qu’il effraie les professionnels, jugeant le sujet aux antipodes des attentes du public, ayant des réserves sur le titre ou sur l’affiche du film. Mais Euzhan Palcy est tenace. Elle finit par retenir l’intérêt de Michel Loulergue, un publicitaire désireux de se lancer dans la production cinématographique, et d’un distributeur, Claude Nedjar. Elle trouve également la somme nécessaire au bouclage du budget auprès d'Aimé Césaire, alors maire de Fort-de-France.

Le tournage à la Martinique commence en 1983, dans un climat d’enthousiasme communicatif. « Nous avons passé des moments formidables. Les habitants venaient regarder le tournage tous les jours, c'était l'heure « Rue Cases-Nègres ». La télévision en parlait quotidiennement. Les classes de gamins défilaient pour qu'on leur montre ce que c'était de tourner un film. Neuf semaines de pur bonheur », se souvient-elle.  Entièrement tourné en créole, Rue Cases-Nègres se veut une fidèle adaptation du roman de Joseph Zobel, qui est consulté lors du tournage et joue même un petit  rôle – celui du curé – dans le film.

Rue Cases-Nègres d'Euzhan Palcy JMJ International Pictures

César historique

Épaulée par François Truffaut, qui la parraine et lui prodigue quelques conseils scénaristiques, Euzhan Palcy surprend par sa maturité – elle n’a que 25 ans –, par sa rigueur, sa sensibilité, et par son écriture, fluide et maîtrisée. « On m'a souvent dit que Rue Cases-Nègres était très truffaldien. On retrouve en effet dans Rue Cases-Nègres comme dans L'enfant sauvage ou Les 400 coups, cette candeur face au drame. Le personnage du petit garçon est à la fois très innocent mais aussi, paradoxalement, très éveillé sur les difficultés de la vie grâce au personnage de Médouze qui l'a beaucoup instruit. L'enseignement de Médouze est un enseignement alternatif, qui complète celui de l'école. L'oral s'ajoute à l'écrit, le passé rejoint le présent », raconte la réalisatrice.

Sorti en salles le 21 septembre 1983, le film charme par l’intelligence de la narration, la véracité de la reconstitution, l’excellence des comédiens principaux et la subtilité de son message. Rue Cases-Nègres attire plus de 3 millions de spectateurs en salles et remporte un franc succès. Sélectionné à La Mostra de Venise où il remporte le Lion d'argent du Meilleur premier film et la coupe Volpi de la meilleure interprétation féminine pour Darling Légitimus, Rue Cases-Nègres est récompensé du César de la meilleure première œuvre en 1984. Euzhan Palcy rentre alors dans l’histoire du cinéma français, en devenant la première réalisatrice française à remporter la fameuse statuette.  

Carrière hollywoodienne

Suite à ce succès retentissant (Rue Cases-Nègres obtient près de 20 prix à l’international), Euzhan Palcy s’envole aux États-Unis pour y développer son nouveau projet, Une Saison blanche et sèche (1989), qui traite de l’Apartheid en Afrique du Sud. Produite par la Metro Goldwyn Mayer (MGM), Euzhan Palcy devient non seulement la première réalisatrice noire à être produite par une major hollywoodienne, mais également la première femme à diriger une icône américaine : Marlon Brando, qui fait son retour au cinéma. Son rôle lui vaut d’être nommé aux Oscars en 1990. Elle explique : « Ce sont les Américains qui m'ont appelée et qui ont accepté mon projet. Nous aurions pu nous faire tuer, nous avons tourné au Zimbabwe, juste à côté de l'Afrique du Sud. À l'époque, les Afrikaners n'hésitaient pas à assassiner les membres de l'ANC, ils ont notamment supprimé plus d'une centaine de personnes le même jour dans tout le pays. Cela arrivait aussi à l'étranger, ici en France c'est Dulcie September, représentante de l'ANC à Paris, qui a été tuée, froidement, juste devant son bureau. »

Impressionné par son œuvre, Robert Redford l’invite à Sundance et devient son « parrain américain ». Récompensée et saluée pour ses œuvres à de multiples reprises, Euzhan Palcy a écrit une page importante du cinéma, contribuant à faire bouger les lignes et ouvrir les portes aux nouvelles générations de réalisatrices. Dans une interview donnée sur France Info, elle évoque sa passion pour le septième art qui l’anime tant : « Le fait d’être cinéaste, pour moi, ce n’est pas un vain mot. C’est un engagement, né d’une grande souffrance, d’un combat et d’une grande frustration. D’une grande colère que j’ai voulue créatrice. On n'existe nulle part, et j’ai voulu que ça existe.Tant que les choses n’iront pas comme il faut, je ne pourrai pas décolérer. Je continuerai à avancer avec ma colère, qui n’est pas une colère de violence, mais une colère qui stimule, qui donne naissance à des choses. »

La restauration du film Rue Cases-Nègres a été soutenue par le CNC.

Pour en savoir plus : Rue Cases-Nègres, le dossier pédagogique, en ligne sur cnc.fr

RUE CASES-NÈGRES d'Euzhan Palcy, César 1984 de la Meilleure Première Oeuvre de l'Académie des César