« Il y a un héroïsme dans le parcours de Jacques Audiard »

« Il y a un héroïsme dans le parcours de Jacques Audiard »

26 mai 2021
Cinéma
Jacques Audiard, le cinéma à cœur
Jacques Audiard, le cinéma à cœur (c) Cineteve
Comment Jacques Audiard s’est-il construit en tant qu’homme et en tant qu’artiste ? Comment ses tourments intimes ont-ils nourri son œuvre ? Dans le documentaire Jacques Audiard – Le Cinéma à cœur, Pierre-Henri Gibert interroge la filmographie lyrique et violente de l’auteur d’Un prophète et lève le voile sur un cinéaste « très discret ». Interview.

Pourquoi un documentaire sur Jacques Audiard aujourd’hui ?

D’abord pour la force de ses films, qui sont très atypiques et ambitieux. Et puis il y a ce paradoxe étonnant : l’opposition entre sa reconnaissance, assez exceptionnelle dans le cinéma français, et l’absence de livre ou d’étude de référence à son sujet. Il y a des interventions fragmentaires, des interviews à chaque sortie de film, quelques master class, mais c’est tout… Je me suis dit que le temps était venu de proposer un regard.

Comment expliquer cette disproportion entre sa notoriété et la quasi-absence de littérature à son sujet ?

Jacques Audiard est une personnalité antagoniste, ambivalente. Il y a toujours un double mouvement de création chez les auteurs : l’œuvre sert à la fois de révélateur et de protection.

Fellini, par exemple, qui a fait des autoportraits évidents, comme Huit et demi, a également passé sa vie à dire « tout ça est faux », « je suis un grand menteur », etc. Ça m’intéressait de souligner la cohérence des thématiques d’Audiard (le rapport au père, la violence, le thème de l’apprentissage…) et de montrer que si ces thématiques sont omniprésentes chez lui, c’est parce qu’il entretient avec celles-ci un lien intime, profond. C’est cette sincérité qui fait de lui un grand artiste. Je pense par ailleurs que ces questions sont une source d’inconfort dans sa vie, et que c’est ce qui le pousse vers le cinéma. Mais Jacques Audiard n’est pas enclin aux grandes confessions. Cette réticence, couplée à sa puissance au sein du cinéma français, a dû freiner pas mal d’auteurs ou de journalistes. Ce n’est que récemment, au moment des Frères Sisters, qu’il a dit qu’il avait fini par comprendre qu’il faisait un usage cathartique du cinéma.  

Vous avez interrogé nombre de ses proches et de ses collaborateurs, mais lui n’intervient pas dans votre documentaire. Vous a-t-il dit pourquoi il ne souhaitait pas répondre à vos questions ?

Il a autorisé le documentaire, l’utilisation d’extraits de ses films, mais, après avoir pesé le pour et le contre, il n’a finalement pas souhaité témoigner. D’abord, j’imagine, par peur du traitement de sa propre biographie, ce qui peut tout à fait se comprendre. Mais aussi, d’une certaine manière, pour ne pas chercher à séduire. Je trouve ça très intéressant : l’âpreté m’attire, c’est la source des meilleurs portraits. J’ai fait un film sur Clouzot (Le Scandale Clouzot) et on ne peut pas dire que Clouzot soit quelqu’un d’exclusivement séduisant ! Du coup, j’ai pris cette carte blanche que Jacques Audiard me donnait comme un cadeau.

Au fond, à travers un entretien, il lui aurait été facile de prendre le contrôle du film, du récit de sa vie. Sa seule demande, c’était de ne pas l’enterrer. De garder une fin ouverte.

Dans le portrait que vous faites de l’homme Audiard, vous abordez des choses très intimes…

Ma conviction, c’est qu’une œuvre, si elle est faite par Dieu, c’est très bien, mais si elle est faite par un homme, c’est encore plus extraordinaire ! (Rires.)

Il y a un héroïsme dans le parcours de Jacques Audiard. Le film raconte comment il s’est construit en tant qu’homme, comment il s’est construit en tant qu’artiste, dans un combat perpétuel avec lui-même.

Il y avait une sorte de double contrat. Un contrat avec le spectateur, d’abord : celui de faire un véritable portrait, c’est-à-dire de présenter les enjeux qui permettent de comprendre Jacques Audiard. Puis un contrat avec moi-même : dans la mesure où l’intéressé n’intervient pas directement, il n’y a aucune révélation sur sa vie privée. Je suis réalisateur, pas paparazzi. Tous les éléments qui sont rassemblés dans le documentaire ont été évoqués par lui à un moment ou à un autre. L’intérêt, c’est de voir comment les choses sont mises en perspective, en écho, de manière à éclairer l’œuvre.

Vous vous attardez plus longuement sur trois de ses films, Sur mes lèvres, De battre mon cœur s’est arrêté et Un prophète

Parler d’une œuvre entière en 52 minutes oblige à faire des choix. Je me concentre sur ces trois films, qui sont des films clés, où le style et les thématiques d’Audiard atteignent leur pleine maturité. Ses deux premiers films et ceux qui suivent Un prophète sont traités en parallèle, thématiquement. L’apprentissage avec Regarde les hommes tomber, le rapport au théâtre avec Un héros très discret, le rapport au frère avec Les Frères Sisters… Il y a une part d’artifice, bien sûr, mais ce qui m’importe, c’est de laisser le temps de déployer les différentes thématiques. Et de donner le goût. Le plus beau compliment pour moi serait qu’après ce documentaire, on ait envie de revoir tous les films d’Audiard.

Quelle place l’œuvre d’Audiard occupe-t-elle selon vous dans le cinéma français des trente dernières années ?

Ses films sont toujours pensés en dynamique. Par rapport à la société, par rapport aux représentations, mais aussi par rapport à ses précédents films, à sa propre écriture… Il y a par exemple chez lui une critique du système du casting en France. C’est devenu très net à partir d’Un prophète, un film qui posait la question : « Comment se fait-il que le cinéma français ne représente pas la diversité de la société ? » Jacques Audiard s’interroge sur le rôle du cinéma dans la construction, par une société, de son identité. C’est une question passionnante. Ses films sont également pensés par rapport à l’histoire du cinéma elle-même. La cinéphilie française bégaye des querelles vieillottes et artificielles entre les pro et les anti Nouvelle Vague. J’ai l’impression que Jacques Audiard, qui est porteur d’un cinéma d’avant la Nouvelle Vague, est celui qui a permis de dépasser ces clivages.

Il y a dans son œuvre une promesse, non pas d’apaisement, mais de dépassement de ces querelles. Un désir de ne pas être franco-français, de dépasser les frontières. Une promesse de réconciliation du cinéma français avec lui-même.

Jacques Audiard – Le cinéma à cœur

De Pierre-Henri Gibert, sur Arte le dimanche 23 mai à 22 h 55 et sur arte.tv du 16 mai au 21 juillet 2021.