La 51e rencontre cinéma de Marcigny célèbre trois icônes françaises du cinéma muet

La 51e rencontre cinéma de Marcigny célèbre trois icônes françaises du cinéma muet

28 octobre 2022
Cinéma
Eve Francis dans « El Dorado » de Marcel L'Herbier.
Eve Francis dans « El Dorado » de Marcel L'Herbier. Musée Gaumont

La 51e rencontre cinéma de Marcigny consacre un programme spécial autour des « stars françaises du cinéma muet ». Des projections d’El Dorado, Jeunes Filles d’hier et d’aujourd’hui ou encore Salammbô, mettent en avant Eve Francis, Musidora et Jeanne de Balzac. Portraits.


Eve Francis, la tragédienne

Eve Francis est née une première fois à Bruxelles en 1896 et une seconde fois à Paris en 1914. Elle n’a même pas 20 ans et déclame du Paul Claudel au Théâtre de l’Œuvre. À sa sortie de scène, le directeur Lugné-Poe lui susurre à l’oreille : « Tu as gagné ma petite Francis ! » Paul Claudel s’avance vers elle. Il ne la lâchera plus. Et réciproquement. « Elle devient la plus grande actrice claudélienne de son temps… », explique en voix off une archive consacrée à l’actrice. 1914, c’est aussi sa rencontre décisive avec le journaliste Louis Delluc qu’elle trouve d’abord « encombrant » et surtout trop jeune : « il avait le même âge que moi. J’avais trop de choses à apprendre. Je préférais la société des gens posés qui pouvaient m’apprendre la vie et la littérature. » À cette époque, dans l’esprit de l’intelligentsia, le cinéma n’est pas une affaire très sérieuse, surtout lorsque l’on est devenue la muse de l’auteur du Soulier de satin. Pourtant, une projection de Forfaiture de Cecil B. DeMille (1915) fait office d’électrochoc. Delluc et Francis, qui deviendront un couple officiel en 1918, comprennent que le cinéma est un art puissant. 

Louis Delluc écrit des critiques, bientôt des scénarios, invente le ciné-club et passe derrière la caméra. Devant l’objectif, Eve Francis crève l’écran de son regard profond, son charisme évident et son tempérament de feu. Germaine Dulac, Marcel L’Herbier et Louis Delluc l’imaginent tour à tour vamp, amoureuse, fille perdue, aristocrate… « Les conditions de tournage étaient épouvantables, on se changeait dans des cabanes en bois et les lampes vous brûlaient les yeux ! » En 1923, sur le tournage épique de L’Inondation, son cinéaste de mari aggrave la tuberculose dont il souffre depuis l’adolescence. Il meurt l’année suivante, à seulement 33 ans. 

Mais Eve Francis a bien des talents : elle met ainsi son esprit critique à profit de La Revue de la femme, un mensuel paru fin 1926 qui entend célébrer l’émancipation de la femme dans la société française « en traitant sans exclusion tous les sujets qui l’intéressent ». Eve Francis est de l’aventure, prend sa plume et prend position sur les œuvres projetées sur grand écran. Animatrice de ciné-club, elle devient l’assistante-réalisatrice de Marcel L’Herbier entre 1933 et 1938 tout en poursuivant sa carrière d’actrice. Toujours proche de Claudel, dont elle écrivit la biographie en 1973 (L’autre Claudel), elle devient professeur d’art dramatique puis directrice du théâtre des Mathurins.

Eve Francis meurt en 1980 à l’âge de 94 ans. Les derniers à l’avoir fait tourner sont Patrice Chéreau dans La Chair de l’orchidée en 1974 et Pierre Granier-Deferre dans Adieu poulet en 1975.

Musidora dans Jeunes filles d’hier et d’aujourd’hui  Gaumont

Les yeux noirs de Musidora

Jeanne Roques n’a pas 20 ans quand elle façonne sa propre métamorphose. Pour briller, l’apprentie comédienne sait qu’il faut du mystère. Et donc un pseudo : Musidora. Le nom porte en lui le son des mélodies sacrées. Il vient d’un roman de Théophile Gautier, Fortunio. Le romancier écrit : « Qui donc a prétendu qu’il y avait de par le monde une certaine Musidora, haute, fière, capricieuse, dépravée, venimeuse comme un scorpion, si méchante que l’on cherchait sous sa robe pour voir si elle n’avait pas le pied fourchu?; une Musidora sans âme, sans pitié, sans remords, qui trompait même l’amant de son choix?; un vampire d’or et d’argent buvant les héritages des fils de famille. » Bientôt l’actrice fera oublier l’héroïne maudite du livre originel dont elle est issue. « Musidora, le modèle de toutes les vedettes », écrit un journaliste le lendemain de sa mort en 1957, à l’âge de 68 ans, qui précise dans la foulée : « sa silhouette en collants noirs fit longtemps rêver les foules. Musidora fut la toute première vamp. Beauté fatale… » 

 « Je suis née le 23 février 1889, la même année que la tour Eiffel et que Charlot », écrit Musidora dans ses mémoires, consciente de la portée monumentale de sa trajectoire. Elle aurait pu évoquer directement ses parents : un père musicien et théoricien du socialisme, une mère artiste-peintre féministe, fondatrice d’une revue progressiste, L’Idéal social. Jeanne Roques, devenue Musidora, traîne d’abord sa silhouette sur les planches et les revues parisiennes avant d’électriser un cinéma encore balbutiant. Louis Feuillade en fera son Irma Vep dans son serial à succès Les Vampires (1915). Combinaison noire moulante, peau blanche faisant ressortir ses yeux cerclés de noir, mouvements félins… Musidora devient une icône. Feuillade, toujours lui, accroît la notoriété de l’actrice avec sa nouvelle série, Judex (1916), où elle joue cette fois à découvert les aventurières intrépides et distinguées. Succès garanti. Ainsi, lorsqu’en 1926 Paris entend célébrer en grande pompe les 30 ans du cinéma, c’est Musidora qui défile sur les boulevards. Hélène Terchant dans sa biographie, Musidora, la première vamp (Éditions Télémaque), écrit : « … Et Musidora se prête au jeu. Elle sourit dardant vers ses fans ses yeux sombres, immenses, fascinants. Des yeux qui l’avaient rendue célèbre dès sa première apparition sur l’écran, au début de la Grande Guerre. » Musidora est déjà l’égérie des surréalistes. André Breton et Louis Aragon lui écrivent une pièce. L’actrice parade dans les cercles de l’avant-garde parisienne. Muse éternelle, « figure émancipée du XXe siècle. »

Musidora devant la caméra (de Feuillade donc mais aussi de Germaine Dulac), mais aussi derrière. « Je n’ai pas une ambition, j’en ai cent... » Elle réalise ainsi dès 1916, d’abord des adaptations de son amie Colette, puis vogue avec ses caméras vers l’Espagne où elle tournera quatre films. En 1927, Musidora a 38 ans et s’éclipse en pleine gloire d’un monde du cinéma sûrement « trop lourd à porter », mais reste sur les planches. Elle donne bientôt des cours au conservatoire de Reims, écrit des romans, des poèmes et travaille au côté d’Henri Langlois au sein de La Cinémathèque française à la préservation et à la documentation de l’histoire du cinéma, comme un juste retour des choses. 

Musidora meurt en 1957, mais avait déjà anticipé sa postérité : « Longtemps après que j’aurai cessé de vivre, ma jeunesse et ma flamme resteront écrites sur l’écran. »

Jeanne de Balzac dans Salammbô Gaumont/Sascha-Film

La mystérieuse Jeanne de Balzac

Jeanne de Balzac nous échappera toujours. Dans l’univers balbutiant du cinéma muet, façonné par les hommes, le mystère qui entoure cette actrice, sa gloire coupée nette et les interrogations qui subsistent sur sa vie (et sa mort), peuvent s’envisager comme un refus de rentrer dans le rang ou alors comme une manière de construire sa légende - et d’y survivre…

Les rares informations qui circulent sur Jeanne de Balzac sont de fait soit contradictoires, soit fausses, soit lacunaires. Était-elle, comme elle le prétendait, descendante du grand écrivain ? Nièce pour les uns, petite-nièce par sa mère pour les autres, il est aujourd’hui assuré qu’elle n’entretenait pas de relation avec l’écrivain tourangeau, les descendants de Balzac au début du XXe siècle ne portant plus ce nom. Idem pour les rares éléments biographiques qui nous sont parvenus : son année de naissance n’est pas connue (les sources varient entre 1891 et 1898) et sa date de décès exacte non plus (le 8 mai 1830 d’une crise de péritonite ? Avant d’une autre cause ou bien le 27 mai ?). 

Reste alors sa carrière et ses apparitions fulgurantes sur grand écran. Mais là encore le cinéphile navigue entre erreurs et fausses pistes. Dans leur monumentale Histoire du cinéma, René Jeanne et Charles Ford lui consacrent cinq petites lignes dont on sait aujourd’hui que la plupart des informations sont obsolètes : sa carrière américaine dont parlent les deux historiens reste largement inconnue et difficilement sourçable. Il faut alors revenir aux faits. Sa première apparition date d’avril 1924 quand la presse commence à parler du tournage de Salammbô à Vienne dans les studios de la Sacha films. Dans cette superproduction réalisée par Pierre Marondo (on parle à l’époque de 2000 figurants pour la seule Fête Barbare), Jeanne de Balzac incarne la princesse Carthaginoise fille d’Hamilcar. Face à Rolla Norman qui joue Matho, le chef des mercenaires, elle est la prêtresse de Tanit qui va finalement se donner à son amant… Au-delà de ses décors éblouissants, de l’orgie visuelle, le Salammbô de Pierre Marodon respecte la trame tragique du roman de Flaubert et bénéficie de la puissance érotique de son actrice qui impressionne les spectateurs. Sa carrière est lancée. Jeanne de Balzac enchaîne ainsi (toujours en Autriche) le film allemand Die unberührte Frau / The Untouched Woman de Constantin J. David avant de revenir en France où elle tourne en 1927 Titi 1er roi des gosses de René Leprince et Madame de Récamier de Gaston Ravel. Dans ce dernier film, elle joue Thérésa Tallien, l’une des Merveilleuses, une aristocrate qui tenait salon et s’était imposée par son esprit rebelle et son extravagance. La même année, on la retrouve dans le film de Joe Francis La Revue des revues tourné au Moulin Rouge. Dans ce film à l’intrigue bien mince qui met en scène différents spectacles de music-hall de l'époque (Moulin Rouge, Folies Bergère, Palace), Jeanne de Balzac dévoile ses talents de danseuse aux côtés de Joséphine Baker. 

A la suite de ce film, elle semble disparaître progressivement. On n’en sait guère plus sur sa carrière et ce mystère se révèle source de fantasmes.  Certains la créditent d’une apparition dans un film de 1916, Noël de guerre, mais il s’agirait en réalité d’une actrice de théâtre, Marguerite Balsa, qui finira sa carrière en 1967. 

Jeanne de Balzac et Marguerite de Balsa pourraient-elles n’être qu’une seule et même personne ? Marguerite de Balsa aurait-elle fait mourir son alias en 1930 pour continuer sa carrière sous une autre identité ? Serait-ce une énième fausse piste et, pour la star, une manière de reprendre son destin en main ? Le mystère demeure.