"Les Amants du Pont-Neuf", amour et démesure

"Les Amants du Pont-Neuf", amour et démesure

15 janvier 2021
Cinéma
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Les Amants du Pont-Neuf de Leos Carax
"Les Amants du Pont-Neuf" de Leos Carax Films Christian Fechner - France 2 Cinéma - Tamasa Distribution - Gaumont
Trente ans après sa sortie, le film de Leos Carax traîne toujours une réputation sulfureuse qui tient plus à sa production chaotique qu’à sa vraie nature incandescente. Retour sur les fondations fragiles d’un projet autour d’un amour fou.

Leos Carax est toujours là. Debout. Discret. Patient aussi. Huit ans après Holy Motors, il vient ainsi de finaliser, Annette, une comédie musicale avec Marion Cotillard et Adam Driver, qui incarnent respectivement une chanteuse d’opéra et un comédien de stand-up, parents d’une petite fille douée d’un don particulier. Ce sera son sixième long métrage en près de quarante ans de carrière. Patient donc et endurant.

Tout avait pourtant failli s’arrêter pour lui au début des années 90 sur les ruines d’un célèbre pont parisien échoué en pleine Camargue. Le « Pont-Neuf » de Leos Carax a été récréé dans le sud de la France. Une extravagance que seul le cinéma permet, de celles qui font basculer le réel dans un absolu poétique. Quand la vie semble moins forte que la fiction, les sentiments déchaînés deviennent des incandescences. Les Amants du Pont-Neuf traduit en son et en image ce bouillonnement converti en feu d’artifice, au propre comme au figuré. Devant et tout autour de la caméra.

Avant Les Amants, il y a eu Boy Meets Girl et Mauvais Sang, deux films qui parlaient eux aussi d’amour fou, de passions dévorantes et d’un monde qui s’accorde aux désirs de jeunes gens modernes. Il y a trente ans pile, les fondations d’un décor de cinéma « plus grand que la vie » ont excité les passions. Et ces dernières une fois retombées, il n’est resté que l’essentiel : la beauté nue des corps en mouvement sous un ciel explosif. Les Amants du Pont-Neuf est comme un poème de Rimbaud, tranchant, lyrique, pénétrant. 2021. 1991. Flash-back.

« Pour moi, tu dois tout faire en grand ! »

C’est l’histoire d’Alex (Denis Lavant), un clochard céleste et de Michèle (Juliette Binoche), une vagabonde dont la vue baisse peu à peu. Le célèbre Pont-Neuf devient le théâtre de leur romance éruptive où les battements de cœur font vibrer la terre et obligent à une certaine démesure désespérée. « Le jour où je ne verrai plus rien, tu sais c’est dans pas longtemps. Tu seras ma dernière image, dit, fataliste, Michèle à Alex. Au fond, je suis presque pressée de vivre dans le noir “noir”, parce qu’aujourd’hui les choses et les gens, ce sont comme des petites flammes très floues qui s’agitent devant mon œil. Et j’en ai marre. Même de près je ne vois déjà plus les petites choses, c’est pourtant les plus belles, les plus excitantes. Tiens par exemple, si tu souris faiblement je ne le vois pas. Il faut que tu souries franchement. Pour moi, tu dois tout faire en grand ! »

Les Amants du Pont-Neuf et sa production chaotique (changement incessant de producteur, arrêt à répétition du tournage, décor qui prend l’eau, blessure du comédien principal, sommes qui partent en fumée...) avaient une allure hollywoodienne et la légende noire qui va avec. C’est d’ailleurs pour ça qu’une fois le film achevé, Samuel Fuller, Martin Scorsese et Francis Ford Coppola ont aussitôt envoyé une lettre à Leos Carax pour lui signifier toute leur admiration. Avant eux, Steven Spielberg qui avait visionné sur une cassette vidéo vingt minutes d’un prémontage avait crié son admiration. Les géants américains au chevet d’un jeune artiste accusé de tous les maux et sans défense devant son film devenu Golem.

Studio à ciel ouvert

La production des Amants du Pont-Neuf s’est déroulée sur quatre ans. L’idée a germé en 1987. Leos Carax imaginait alors un « petit » film en Super 8 tourné « à vif » sur le Pont-Neuf. Et puis, des envies de couleurs et d’écran large ont fait leur chemin. Le vrai Pont-Neuf ne suffisait plus. Pour les scènes de jour ce serait bien lui, mais pour celles de nuit, il faudrait construire sa réplique près de Paris. Ce sera finalement dans le Midi sur un terrain marécageux en plein cœur de la Camargue. Le décor est d’abord réalisé avec des matériaux sommaires pour éviter les surcoûts. Mais Denis Lavant se blesse à quelques jours d’un tournage qui tarde à se mettre en place. Le vrai Pont-Neuf n’est alors plus disponible. Tout doit désormais se jouer intégralement en Camargue, mais le décor initial, fragile par nature, s’est sévèrement détérioré. Il faut tout reconstruire. En plus solide, en plus grand. En beaucoup plus grand. Ce studio à ciel ouvert est situé sur des terrains aux abords de la ville de Lansargues, dont l’histoire ramène à la fin du XVIIe siècle. Un port et un canal menacés en leurs temps par diverses inondations avaient été édifiés pour faire circuler des marchandises venues d’Italie. Michel Lazerges, maire de Lansargues à la fin des années 80, se souvenait récemment, dans les colonnes de Midi libre, de l’effervescence autour de sa commune pendant ce tournage qui n’en finissait pas : « Il y a eu jusqu’à 250 personnes qui logeaient tout près (...) C’était bénéfique pour l’économie locale. Le soir, les techniciens et les acteurs prenaient l’apéro sur la place de la mairie. Juliette Binoche, Denis Lavant et tous les autres étaient très abordables. L’ambiance était excellente. »

Pour le chef décorateur Michel Vandestien, ce « chantier » – où le faux devait réellement respirer, où Paris brillait à la campagne – avait fini par devenir un monde en soi : « C’est le reflet des personnages, expliquait-il au site Objectif Cinéma quelques années après la sortie du film. On ignorait que le vrai Pont-Neuf serait en réfection par la suite. Le nôtre est plus juste. Ce n’est plus un pont, mais un espace de jeu. Car il va à l’essentiel, ce que la réalité ne nous donne pas. » Face aux assauts répétés de la fiction, le réel n’y pouvait décidément rien.

Les Amants du Pont-Neuf de Léos Carax
Avec : Juliette Binoche, Denis Lavant, Klaus Michael Grüber, Marie Trintignant...
Durée : 2h05.
Sortie le 16 octobre 1991.