Massoud Bakhshi : « Yalda est un film féministe ! »

Massoud Bakhshi : « Yalda est un film féministe ! »

07 octobre 2020
Cinéma
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Yalda, la nuit du pardon jba-production
Grand Prix du Jury au Festival de Sundance, ce drame iranien ausculte la société iranienne à travers le calvaire d’une jeune fille accusée d’avoir tué son mari, qui va devoir plaider sa cause sur un plateau de télévision. Huit ans après Une famille respectable, Massoud Bakhshi signe avec Yalda, la nuit du pardon, son deuxième long métrage de fiction et explore les côtés les plus sombres de la société de son pays. Entretien.

Huit ans séparent votre dernier long métrage, Une famille respectable, de Yalda, la nuit du pardon. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?

Massoud Bakhshi : Si vous tapez mon nom dans un moteur de recherche en Iran, la première information sur laquelle vous tombez porte sur le fait que mon premier long métrage n’est jamais sorti sur les écrans du pays. Sa sélection dans plusieurs festivals internationaux, dont Cannes, est secondaire. Cet « échec » sur le plan commercial, me donne mauvaise réputation. Lorsque je suis arrivé avec mon scénario de Yalda, les sociétés de production iraniennes ne prenaient même pas la peine de le lire. Mon cinéma leur paraît trop risqué. Dans les salles, un film comme le mien sera écrasé par d’autres productions à vocation plus populaire et surtout aucune chaîne de télévision ne voudra le diffuser. Dans ces conditions, la seule solution était de chercher des financements à l’étranger.

Yalda, comme Une famille respectable, peut se voir comme une violente critique de la société iranienne. On imagine sans mal que les sociétés de production ne veulent pas se frotter à ce genre de sujets...

Evidemment, même si les choses ont évolué depuis 2012, date de la production d’Une famille respectable. Ce film était assez frontal et dénonçait la corruption de la société alors dirigée par Mahmoud Ahmadinejad. Le refus des distributeurs semblait logique. Pour Yalda, je tenais vraiment à ce qu’il soit tourné en Iran avec des financements locaux. C’était à mes yeux la seule façon de m’approcher au plus près de la vérité de cette histoire. Jacques Bidou et Marianne Dumoulin, mes deux producteurs français, pensaient eux que je pourrais tourner mon film n’importe où. On aurait pu, c’est vrai, construire le décor d’un plateau télé en dehors de l’Iran. Le huis-clos permet cette liberté. Mais j’ai tenu bon. Pour revenir à votre question, je pense que ce n’est pas une question politique qui a empêché un financement iranien, mais bien ma réputation. Comme partout ailleurs, le monde du cinéma en Iran est petit. Tout le monde se connaît. Si vous ne faites pas partie de « la famille », c’est dur d’exister. Et ce d’autant plus si votre film se veut critique envers la société. Notre industrie cinématographique est aussi très fragile, à l’image de l’économie d’un pays sous embargo américain.

A quoi ressemble le cinéma iranien distribué dans les salles ?

Il est multiple et couvre différents genres. Cela va du mélodrame à la comédie. Il existe aussi des films plus indépendants qui traitent de sujets sociaux à l’image de Yalda. Evidemment, ceux-ci doivent respecter certaines règles de conduite. Quand vous faites partie du système, vous savez très bien jusqu’où vous pouvez aller. Il existe une forme d’auto-censure.  

Où vivez-vous ?

Je fais des allers-retours constants entre Paris, où sont produits et distribués mes films, et Téhéran, où je réside principalement.

Yalda, la nuit du pardon est votre deuxième fiction. Mais votre filmographie compte principalement des documentaires...

Que je fasse du documentaire ou de la fiction, c’est la réalité de la société iranienne qui me passionne. Et de fait, cette réalité est suffisamment riche pour que je n’aie pas besoin d’inventer des histoires rocambolesques. Je reste toujours fidèle au cinéma documentaire. C’est là d’où je viens. Un film comme Yalda n’aurait pas pu exister autrement qu’en fiction. Un documentaire aurait nécessité une visite des prisons pour femmes, or un réalisateur homme ne peut pas y entrer. La fiction m’a donc permis de transgresser un interdit. La mise en scène de Yalda a quelque chose de très direct, elle se fond au monde décrit, en l’occurrence ici, un plateau de télévision. A l’inverse lorsque je fais un documentaire, j’emprunte certains codes de la fiction. Je structure mon récit pour rendre les choses plus lisibles. Prenez mon film, Téhéran n’a plus de grenades, en 2007, portrait de la capitale iranienne à travers son histoire. Il a été tourné sur cinq ans, en pellicule 35 mm. J’ai utilisé beaucoup de musique, d’images archives... J’y ai intégré un peu d’humour noir... C’est un film très difficile à catégoriser.

Quel a été le point de départ de Yalda ? Son sujet ou le cadre dans lequel il s’inscrit ?

Tout a démarré en 2012, lorsque j’ai griffonné sur une page une séquence qui était le point de départ d’un film. Il s’agissait d’une femme en pleurs dans le cabinet d’un médecin. Celui-ci procède à une échographie et à la vision sur le moniteur de son futur enfant, la femme devient tout à coup très agitée, très nerveuse... Une policière s’approche et lui passe les menottes. On comprend que cette femme est non seulement prisonnière mais condamnée à mort. L’agent lui dit : « Ne vous inquiétez pas, le temps que la sentence soit mise à exécution vous aurez le temps de donner naissance à votre enfant et de commencer à l’élever. » Je me souviens que lorsque j’ai écrit ça, j’étais en pleine post-production d’Une famille respectable et je m’apprêtais à donner une interview sur une chaîne de télévision française. C’est donc cette séquence qui a servi d’impulsion à Yalda. Et pourtant elle ne figure pas dans le film. Par ailleurs, je savais qu’il existait ce jeu de télé-réalité iranien qui faisait des audiences incroyables, dans lequel des hommes et des femmes venaient en plateau pour plaider leur cause. En le regardant, j’ai été bouleversé par la façon dont les participants acceptaient de se mettre en scène pour obtenir le pardon.

La situation que vous décrivez dans le film paraît extrême, en quoi est-elle représentative de la réalité de ce programme télé ?

J’ai dramatisé pour les besoins de mon film. Il est par exemple, impensable que deux familles se retrouvent ainsi face à face en plateau pour régler une affaire criminelle. Certains producteurs ont essayé de se frotter à ce genre de choses mais ils ont vite arrêté. C’était trop violent. Le programme « classique » traitait le plus souvent de conflits familiaux, plutôt bénins, comme une dispute entre deux frères par exemple. Dans mon film, j’ai inventé les votes du public par SMS ou l’intervention dans le public des étudiants de « l’Institut d’application de la morale », un institut qui n’existe pas. Il se trouve que suite au tournage de mon film, l’émission qui pourtant continuait de faire des scores incroyables s’est arrêtée. Je ne sais pas s’il y a un lien de cause à effet, mais il est certain que la diffusion de Yalda dans le monde entier fait un peu tâche pour la télévision du pays.

Outre les deux femmes qui s’affrontent en plateau, il y a la figure centrale du producteur, dont le rôle paraît ambigu. C’est à la fois un sage qui canalise les énergies et en même temps, le garant du « spectacle »...

Il représente, en effet, l’autorité de ce système spectaculaire. Il a un pouvoir absolu. Les derniers plans du film, montrent le bâtiment qui abrite la télévision. C’est une architecture impressionnante, solide et moderne, à l’image du système de cette télévision. Le producteur a un côté manipulateur ; Il est aussi très logique, rationnel. Il veut réellement que Maryam obtienne le pardon du public. Pour cela, il n’hésite pas à la manipuler. C’est très sournois.  

On pense au film Network de Sidney Lumet...

Sidney Lumet est le maître du huis-clos. Qu’il traite des médias comme dans Network ou de la société de manière générale, il parvient à démontrer l’aspect théâtral des choses. Douze hommes en colère est exemplaire. Mais le cinéaste qui m’influence le plus est sans conteste Ingmar Bergman. C’est le cinéaste qui a le mieux traité les émotions humaines. Avec Sadaf Asgari qui interprète Maryam et Fereshteh Sadre Orafaee qui joue sa mère, nous avons regardé Sonate d’Automne, l’un des plus beaux films sur les rapports mère-fille.

Yalda est-il un film féministe ?

Oui. Il l’est devenu par la force des choses. Les femmes sont au centre du drame. Il faut savoir que les régies de la télévision iranienne emploient majoritairement des femmes. Le drame de Maryam, jeune fille de 22 ans qui tombe amoureuse de son employeur beaucoup plus âgé et qui a un ascendant social très fort sur elle, exprime la domination masculine qui règne dans le pays. Deux femmes s’affrontent sur le plateau. D’un côté, Maryam, qui vient d’un milieu social défavorisé et représente une jeunesse fragile. Mona, face à elle, est plus sophistiquée, plus bourgeoise.  

La fracture sociale est bien au centre de ce drame...

Le film traite de plusieurs fractures. Sociale d’abord, mais aussi la fracture qui sépare les coulisses de la télévision, où tout peut se négocier, du monde du spectacle, celui qui vit devant les caméras. Il y a un va-et-vient constant entre l’extérieur et l’intérieur, entre le réel et la mise en scène du réel. Une fracture ce n’est pas pour autant une opposition franche entre d’un côté l’incarnation du bien et de l’autre, le mal. Maryam n’est pas un ange. Mona, n’a rien d’une sorcière...  

Les deux actrices principales semblent incarner deux générations différentes du cinéma iranien...

Behnaz Jafari (Mona) est connue en Iran. Elle vient du théâtre. Au cinéma, elle a tourné avec Jafar Panahi notamment. Elle était déjà au générique de mon précédent long métrage, Une famille respectable. Behnaz tenait beaucoup aux répétitions et elle avait besoin de connaître les intentions profondes de son personnage pour le jouer. A l’inverse, Sadaf Asgari (Maryam) voulait se préserver au maximum et tout donner au moment du tournage. Elle avait peur d’abîmer son jeu en effectuant trop de répétitions en amont. Il a donc fallu que je m’adapte. Sadaf est très jeune, elle incarne le renouveau. Elle a reçu un prix d’interprétation à Sundance il y a quelques années pour sa participation à un court métrage. Lorsque je l’ai rencontrée au moment du casting de Yalda, elle m’a raconté sa vie. Une vie chaotique. Elle pouvait comprendre intimement son personnage. « Dans mon quartier il y a beaucoup de Maryam, m’a-t-elle dit. Ne vous inquiétez pas, je sais de quoi vous parlez ! »