« Michel Magne, comme Don Quichotte, a fait de ses rêves une réalité »

« Michel Magne, comme Don Quichotte, a fait de ses rêves une réalité »

12 avril 2021
Cinéma
Les Amants d'Hérouville
Les Amants d'Hérouville Editions Delcourt
Rencontre avec Yann Le Quellec, auteur de la BD Les Amants d’Hérouville, qui raconte l’aventure des studios d’Hérouville, fondés par le compositeur Michel Magne et qui attirèrent dans le Val-d’Oise les plus grandes stars des années 70, d’Elton John à David Bowie. Une formidable utopie pop, ressuscitée dans un roman graphique qui oscille entre noirceur et légèreté.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à cette histoire en premier lieu ? La figure de Michel Magne elle-même ou le mythe des studios d’Hérouville ?

A l’origine, je connaissais surtout de Michel Magne sa carrière de compositeur de musiques de films – comme Les Tontons flingueurs, Fantômas, Un singe en hiver, OSS 117, Angélique, marquise des anges, les films de Jean Yanne ou Compartiment tueurs de Costa-Gavras. Je suis tombé un jour sur un article de 1971 qui racontait le concert du Grateful Dead au château d’Hérouville. Le groupe avait donné ce concert pour remercier Michel Magne de son accueil, et Michel Magne avait invité tous les habitants d’Hérouville. Les policiers avaient fini nus dans la piscine, le concert s’était transformé en une immense fête qui mélangeait des paysans aux plus grands artistes psychédéliques de l’époque ! Il me semble que le cinéma, comme la musique, doivent être des endroits où les gens se retrouvent, se rencontrent. C’est le fil que j’ai choisi de tirer, qui m’a ensuite amené à faire une grosse recherche documentaire.

Vous dépeignez les studios d’Hérouville comme une grande utopie artistique…

Oui, ce qui m’a séduit chez Michel Magne, c’est sa capacité à faire feu de tout bois, c’est-à-dire à être à la fois un compositeur de musiques de films et un compositeur de musique savante, un plasticien et un entrepreneur. Il n’a jamais fait de distinction entre la culture noble et la culture populaire. Il y a chez lui une puissance vitale et un esprit de partage avec le public et les autres artistes. C’est effectivement cette dimension utopique qui m’intéresse. Elle me paraît pertinente et inspirante. Surtout aujourd’hui, où la question du « monde d’après » se pose beaucoup, mais parfois de façon un peu oiseuse ou théorique. L’aventure de Michel Magne et d’Hérouville paraît très lointaine, alors qu’en fait, c’était hier !

Il y a donc des leçons à en tirer…

Les Amants d'Hérouville
Les Amants d'Hérouville Delcourt

En tout cas, à un moment où l’on parle beaucoup des gestes barrières – pour de bonnes raisons – on peut constater que Michel Magne n’a eu de cesse de faire exploser toutes les barrières qui se dressaient sur son chemin, que ce soit les barrières sociales, les barrières entre les arts… L’utopie du château d’Hérouville se fonde sur l’idée que personne n’était a priori exclu de cet endroit-là. Il y avait en même temps une grande exigence artistique. Cette créativité et cette énergie vitale peuvent nous inspirer, aussi bien sur le plan individuel que collectif. Dans ma vie, je réalise des films, je gère une SOFICA (Cinémage - NDLR), j’écris des romans graphiques… C’est bien sûr sans commune mesure avec Michel Magne mais j’essaye d’être ouvert à différentes choses. Il se trouve que Les Amants d’Hérouville marche vraiment très bien – nous en sommes à la troisième réédition après moins de deux mois d’exploitation – ce qui signifie, je pense, que cette dimension utopique, inspirante, rencontre un écho très fort. Parce que Michel Magne, en réalité, était quasiment oublié.

Quelle est pour vous sa place dans l’histoire de la musique de films ?
 

C’est l’un des plus grands. Il a toujours été à l’avant-garde – il faisait par exemple de la musique électronique dès le début des années 50 – mais dans sa pratique de compositeur de musiques de films, il a beaucoup travaillé pour de grands succès populaires, de façon extrêmement éclectique, ce qui fait qu’il est très difficile de le mettre dans une case bien définie. Son grand acolyte, c’était Jean Yanne, avec lequel il a fait notamment Moi y’en a vouloir des sous et Les Chinois à Paris. Il se retrouvait beaucoup dans les facéties de Yanne, son côté anar et provocateur. Il y a beaucoup d’humour et de plaisir chez Michel Magne. Son travail est vraiment d’un éclectisme fou, il a fait des musiques brésiliennes, tropicales, de la musique symphonique pour Angélique, marquise des anges, il a été nommé aux Oscars pour son travail avec Gene Kelly sur Gigot, le clochard de Belleville… C’était un stakhanoviste, il a fait près de 80 films en dix ans. Dans les années soixante, il travaillait jour et nuit. Il a ensuite été largement oublié, malgré l’excellent travail de réédition de son œuvre chez Universal. On parle moins de lui que de certains de ses contemporains, eux aussi des précurseurs, comme Michel Legrand, François de Roubaix ou Michel Colombier.

 

 

Pourquoi la BD vous est-elle apparue comme le meilleur médium pour raconter cette histoire ?
 

Je me suis posé la question d’en faire un film, de fiction ou documentaire. Mais si j’étais allé voir les guichets, les financiers m’auraient dit non – moi y compris ! (Rires) Parce que Michel Magne est méconnu, parce que les années 70, c’est compliqué, etc. Il se trouve que ce projet, à propos d’un homme très libre, ne pouvait se faire que dans une vraie liberté créative. J’avais déjà fait un album avec (le dessinateur) Romain Ronzeau, Love is in the air guitare, et la BD est un bel endroit de liberté. Le paradoxe, c’est que comme Les Amants d’Hérouville marche bien, j’ai maintenant beaucoup de sollicitations pour des adaptations en films, fiction et documentaire !


Comment s’est passé le travail de recherche de cette BD qui tient de la biographie et de l’histoire culturelle ?
 

Ce roman graphique s’inscrit dans un genre qu’on appelle pompeusement aujourd’hui la « narrative nonfiction ». L’idée était de raconter de façon romanesque une histoire dont les éléments sont documentaires. Il fallait donc faire une grosse enquête. La vie de Michel Magne, c’est 1930-1984, mais sa carrière artistique, c’est vraiment les Trente Glorieuses. C’est un prisme passionnant pour observer la France de l’après-guerre jusqu’aux années 70. J’ai d’abord rencontré des gens qui connaissaient Michel Magne, à commencer par sa femme, Marie-Claude Magne, qui nous a fait confiance et nous a confié ses archives personnelles. J’ai parlé à beaucoup de monde, du cuisinier du château, Serge Moreau, à Iggy Pop, qui chante une chanson dans mon film Cornélius, le meunier hurlant et à qui j’ai demandé de me raconter ses souvenirs. Une fois plongés dans cette matière documentaire, Romain et moi avons choisi d’organiser la bande dessinée autour de deux partis-pris forts : d’abord, travailler un rapport très spécifique entre les dessins, les photos d’époque et le texte ; ensuite, organiser le récit selon deux fils. Le premier, c’est l’histoire d’amour entre Marie-Claude et Michel Magne – une jeune fille de 16 ans qui entre dans le conte de fées du château d’Hérouville, un conte de fées qui va se transformer progressivement en tragédie. Le deuxième fil, c’est la vie de Michel Magne avant sa rencontre avec Marie-Claude, qui est plus exclusivement documentaire.


L’inclusion de photos et images d’archives entre deux dessins créent des effets de réel stupéfiants, comme si vous vouliez prouver au lecteur que tout ça a bien eu lieu, alors que ça a l’air trop beau pour être vrai…
 

Exactement. Sans ces photos, on aurait pu nous dire que tout ça n’a pas existé ! Elles ramènent du réel, et de l’émotion aussi.


Tel qu’il est dessiné dans la BD, Michel Magne apparaît comme extraordinaire, parfois irréel, bigger than life. Presque comme un super-héros pop…
 

Je n’emploierais pas le terme de super-héros. Romain l’a traité un peu comme un personnage de manga, avec une inspiration Fantômas. Et aussi des aspects parfois très noirs. On voulait éviter l’hagiographie, ne pas présenter uniquement un homme parfait, génial et créatif. Il était génial et créatif, bien sûr, mais il avait aussi un côté très sombre, il pouvait être très violent. On a donc lancé le dessin vers une figure sobre, élégante, mais qui peut devenir inquiétante à certains moments. C’est vrai que Michel Magne avait d’une certaine façon des super pouvoirs. Je ne sais pas si c’est un super-héros ou un anti-héros, mais il me fait surtout penser à Don Quichotte, qui passe son temps à voir ses rêves plutôt que ce qui est devant ses yeux, et qui, à force de rêver, transforme la réalité, fait de ses rêves une réalité. Le problème étant que quand son rêve lui échappe, cette énergie très puissante le mène à la folie, à la violence. Et il ne lui reste plus ensuite qu’une chose à faire, c’est de mourir.

Les Amants d’Hérouville - une histoire vraie, de Yann Le Quellec et Romain Ronzeau, éditions Delcourt.