Mohammad Rasoulof, cinéaste dissident

Mohammad Rasoulof, cinéaste dissident

13 novembre 2020
Cinéma
Le Diable n'existe pas de Mohammad Rasoulof
"Le Diable n'existe pas" de Mohammad Rasoulof Cosmopol Film GmbH - Pyramide Distribution

Alors que son nouveau long métrage, Le Diable n’existe pas, Ours d’or à Berlin, fait partie de la compétition officielle du Festival International du film d’Amiens (l’édition prévue du 13 au 21 novembre a été annulée, mais la compétition de l’événement a été maintenue et le palmarès sera annoncé à une date encore non communiquée), retour sur le parcours mouvementé du réalisateur iranien, actuellement privé de ses libertés.


2002 – Débuts derrière la caméra

Mohammad Rasoulof est né en 1972 à Chiraz, en Iran. Passionné de théâtre, il monte sur scène dès l’âge de 9 ans puis écrit des pièces et les met en scène. C’est après un passage sur les bancs de la fac de sociologie de sa ville natale qu’il va s’orienter vers le cinéma. Tout sauf un hasard avec le recul, tant tous ses longs métrages vont aborder d’une manière ou d’une autre des thématiques sociales ou sociétales. Il part pour Téhéran étudier le montage avant de franchir le pas en 2002 avec une fiction qui traite d’un sujet auquel il sera souvent confronté à son corps défendant : la prison. Gagooman raconte l’histoire d’un homme incarcéré pour vol, que le directeur de la prison va prendre sous son aile. Ce dernier lui assure qu’il pourra sortir… quand il aura trouvé une femme. Le détenu va donc demander à sa mère, elle-même derrière les barreaux, de l’aider dans cette quête, synonyme de liberté. Couvert de prix en Iran, Gagooman lance la carrière de Rasoulof. Il enchaîne avec une autre fiction, La Vie sur l’eau, qui sera son premier film distribué en France, en 2005. Il met en scène une poignée d’hommes, de femmes et d’enfants venus s’installer sur un vieux cargo abandonné en pleine mer pour fuir leur quotidien menacé en Iran. Vient ensuite Baad-e-daboor (2008), un documentaire-enquête sur la censure gouvernementale iranienne. Plus les années passent, plus le cinéma de Rasoulof se fait politique. Une manière de jouer avec le feu, avant de s’y brûler.

2009 – Première arrestation

La bascule va se faire en juin 2009, alors que vient de sortir son nouveau film, The White Meadows, un conte cruel où un Sindbad des temps modernes parcourt les îles du golfe Persique à la recherche des larmes de ses habitants. La réélection sur fond de fraude massive du président Mahmoud Ahmadinejad pousse une partie du peuple dans la rue. Mohammad Rasoulof est à ses côtés, caméra au poing, avec son camarade Jafar Panahi, afin de témoigner de ces manifestations qui vont vite être réprimées dans le sang. La sanction ne se fera guère attendre. Les deux réalisateurs sont arrêtés et condamnés pour « actes et propagande hostiles à la République islamique d’Iran ». Mohammad Rasoulof écope de six ans de prison. Libéré au bout de douze mois après avoir fait appel, il se retrouve assigné à résidence et interdit de sortie du territoire. Ce qui ne va pas brimer son travail de cinéaste, bien au contraire.

2011 – Première reconnaissance internationale

Mohammad Rasoulof écrit Au revoir, son cinquième film. Il doit évidemment se soumettre à la censure, mais ruse en ôtant toutes les scènes de son scénario susceptibles d’être retoquées par le comité qui valide les projets cinématographiques. Il obtient finalement le feu vert pour filmer ce double combat d’une femme iranienne pour avorter sans l’autorisation de son mari et fuir définitivement son pays. Plus inattendu, on lui accorde même le droit d’aller présenter son film à Cannes où il a été sélectionné dans la catégorie Un Certain Regard. Un moment de bascule dans sa carrière car, pour la première fois, son travail va connaître une reconnaissance au-delà des frontières iraniennes. Il décroche le prix du meilleur réalisateur et revient sur la Croisette deux ans plus tard avec Les Manuscrits ne brûlent pas, couronné du prix FIPRESCI. Un film une fois encore très politique, où le cinéaste évoque des meurtres en série d’écrivains et journalistes iraniens commandités par les services secrets de son pays. Là encore, aucun souci avec la censure iranienne (même si, par prudence, les membres de l’équipe et les comédiens ne sont pas cités au générique) ni avec le fait de voyager avec le film. Et comme Hassan Rohani, supposé plus modéré, succède à Ahmadinejad à la tête de l’État iranien, cette période d’embellie paraît pouvoir s’étendre.

2017 – Seconde arrestation

En 2017, Mohammad Rasoulof est autorisé à revenir à Cannes présenter son nouveau long métrage, Un homme intègre. Un film noir retraçant le parcours d’un éleveur de poissons mis à mal par une compagnie privée qui veut le forcer à vendre son terrain. Une manière forte de dénoncer, à l’égal des cinéastes roumains avec leur propre pays, la corruption en Iran. Rasoulof décroche le prix Un Certain Regard, tremplin idéal pour une carrière internationale brillante. C’est justement au retour de la présentation de son film aux États-Unis que le cinéaste se voit privé de son passeport. Comme si le régime se réveillait soudain en prenant conscience du véritable sujet du film. Rasoulof est alors soumis à un bataillon d’interrogatoires, accusé d’activités contre la sécurité nationale et de propagande contre le régime. Le verdict tombe en juillet 2019 : un an de prison ferme, auquel s’ajoutent deux années d’interdiction de sortie du territoire et l’impossibilité de se livrer à toute activité sociale et politique. Cela signifie-t-il pour autant la mise entre parenthèses de sa carrière de cinéaste ? Bien évidemment que non. Il ne peut plus tourner de longs métrages ? Il va alors faire croire au comité de censure iranien qu’il veut réaliser quatre courts métrages, sans leur préciser qu’ils formeront un seul et même film, Le Diable n’existe pas.

2020 – Ours d’or à Berlin

Le Diable n’existe pas est un film de clandestin où chaque membre de l’équipe, devant ou derrière la caméra, a pris le risque de collaborer. Un film « à sketches » pour lequel Rasoulof a fait appel à un assistant-metteur en scène différent pour chaque segment, au cas où celui-ci serait arrêté. Quatre histoires qui mettent en scène des hommes et des femmes tentant d’affirmer leur liberté dans un régime despotique où la peine de mort s’applique plus que jamais. Un mari exemplaire qui cache un lourd secret. Un conscrit ne pouvant se résoudre à tuer comme il en a reçu l’ordre. Un jeune homme confronté à un dilemme impossible alors qu’il vient demander sa fiancée en mariage. Un médecin interdit d’exercer qui va révéler à sa nièce tout ce qu’il a toujours caché de sa vie. Quatre histoires saisissantes pour un film incroyablement maîtrisé – dont personne ne peut deviner les conditions dans lesquelles il a été tourné –couronné par sa première récompense majeure : l’Ours d’or 2020 à Berlin. Évidemment sans la présence du cinéaste, et sans réaction des autorités iraniennes, pas forcément réjouies, on s’en doute, d’avoir été bernées.

« Le Diable n’existe pas » en salles prochainement