"Sans soleil", réédition du poème filmé de Chris Marker

"Sans soleil", réédition du poème filmé de Chris Marker

03 février 2021
Cinéma
Sans soleil de Chris Marker
"Sans soleil" de Chris Marker Argos Films - Tamasa Distribution - Potemkine Films
En 1983, comme un lointain écho à sa Jetée, Chris Marker signe un film qui tient à la fois du poème, de la fiction, de l’essai et plus sûrement d’un voyage réflectif aux pays des images. L’éditeur Potemkine Films propose une restauration 2K dans un beau coffret vidéo.

Lettres du lointain

Sans soleil est porté par une voix off, celle de l’écrivaine Florence Delay, connue des cinéphiles pour avoir été notamment la Jeanne d’Arc de Robert Bresson (1962). Florence Delay lit les lettres d’un certain Sandor Krasna, cameraman qui a rapporté de ses voyages à travers le monde des images et des sons. L’homme est principalement attiré par deux « pôles extrêmes de survie » : le Japon et l’Afrique. À l’écran, ces images d’un ailleurs se télescopent, s’enchaînent, se suivent, se répètent et semblent s’interroger les unes les autres. Ici, une cérémonie à la mémoire d’un animal de compagnie au Japon, plus loin, la mort d’une girafe en pleine savane, là-bas, des scènes de guérilla ou de carnaval en Guinée-Bissau... Sandor Krasna, sorte de double imaginaire de Chris Marker, questionne la validité de la représentation filmée et la notion illusoire de temps : « J’aurai passé ma vie, dit la voix off, à m’interroger sur la fonction du souvenir qui n’est pas le contraire de l’oubli, plutôt son envers. On ne se souvient pas, on réécrit la mémoire comme on réécrit l’histoire. » Sans soleil est un film-essai où la place du montage est centrale.

Des mots et des images

Pour accompagner la sortie de son film au début des années 80, Chris Marker écrit Le Dépays, une réflexion sur son travail, illustrée par ses propres photos du Japon. Longtemps épuisé, ce livre est aujourd’hui réédité dans le coffret vidéo que propose l’éditeur Potemkine Films. On peut y lire notamment cette profession de foi : « Le texte ne commente pas les images, pas plus que les images ne commentent le texte, ce sont deux séries de séquences, à qui il arrive bien évidemment de se croiser, de se faire signe, mais qu’il serait inutilement fatigant d’essayer de confronter. » Et de fait, Sans soleil n’effectue aucun travail illustratif par les sons ou les images. Sans les opposer tout à fait, il réfléchit à la façon dont ils peuvent, ensemble, transmettre quelque chose.

Une apparente innocence

« La première image dont il m’a parlé, entend-on dans les premiers temps du film, c’est celle de trois enfants sur une route en Islande en 1965. Il me disait que pour lui c’était l’image du bonheur et qu’il avait plusieurs fois essayé de l’associer à d’autres images mais que ça n’avait jamais marché. » Cette « image » qui ouvre Sans soleil hante tout le métrage de son apparente innocence. Mais la pureté de ces quelques secondes de bonheur sera démentie à la toute fin. En effet, l’éruption d’un volcan sur une petite île d’Islande a recouvert le village où habitaient ces trois enfants. Vues impressionnantes d’un ensevelissement de cendres noires, où toute vie a presque disparu. C’est l’ami de Chris Marker, le vulcanologue Haroun Tazieff qui lui a fourni ces images. Elles forment la boucle spatio-temporelle de Sans soleil et donnent à tout le récit sa lente progression vers un inévitable anéantissement.

Les vertiges de Vertigo

Vertigo (Sueurs froides en VF) est le film fétiche de Chris Marker. Il a d’ailleurs envisagé son film La Jetée à l’aune de la découverte du chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock sorti en 1958, soit quatre ans avant son court métrage culte. Marker s’intéressait lui aussi à un homme hanté par une image qu’il essayait de recomposer sur le visage de quelqu’un d’autre. Dans Sans soleil, Marker va encore plus loin. Il est retourné sur les lieux mêmes de Vertigo, à San Francisco, et donne à voir son épopée sur les traces de Scottie (James Stewart). Dans l’un des bonus du coffret de Sans soleil, Florence Delay remarque ainsi : « Rien ici n’est cité qu’une fois. Tout revient, comme le souvenir. Rien n’est là tout seul, ça tourne en rond. À la fin du film, il est écrit “composition et montage de Chris Marker”. Et de fait, le film est composé comme le chignon de Kim Novak dans Sueurs froides. » Soit une spirale dans laquelle le protagoniste, comme le spectateur, est happé au point de se perdre. L’hommage de Marker à Hitchcock n’a rien d’une célébration béate ni d’une coquetterie fétichiste. Elle pousse la réflexion de Vertigo dans ses retranchements en promettant une exploration fascinante du devenir des images. Images immortelles, assemblées ici avec l’intelligence du philosophe.

Les lumières de Moussorgski

Le titre Sans soleil s’inspire d’une œuvre du même nom du compositeur russe Modeste Moussorgski (1839-1881). Cette œuvre de 1874 se présente comme un cycle de mélodies pour voix et piano. Elle a été composée dans la dernière partie de la vie du musicien, alors en proie à une crise existentielle. On peut en entendre des extraits dans le film Chris Marker. Le cinéaste n’a utilisé que des fragments de Sur le fleuve, qui clôt le cycle en question. Une mélodie où le musicien russe réfléchissait à sa propre mort. Outre Moussorgski, la musique de Sans soleil est composée de La Valse triste de Sibelius, réarrangée au synthétiseur par le compositeur de musique électronique japonais Isao Tomita et d’un chant interprété par Arielle Dombasle.  

Sans soleil
Réalisation et scénario : Chris Marker
Production : Argos Films
Distribution : Argos Films, Tamasa Distribution, Potemkine Films

Coffret vidéo « Sans soleil » de Chris Marker, édité chez Potemkine Films.